HISTOIRES DE RUGBY

Quillan 1929 : chapeaux melons et casques à pointe
Un industriel en quête de publicité, une équipe de mercenaires et un Languedoc qui s’embrase chaque dimanche : ce sont les ingrédients de l’épopée de l’US Quillan dans sa quête du Brennus à la fin des années 1920.

« Je suis certain d’avoir plus de publicité en disputant le titre de champion de France qu’en placardant des affiches dans tout le pays ». Bien avant les Boudjellal, Lorenzetti et autres Walkinshaw, Jean Bourrel, petit industriel de l’Aude, avait compris que le rugby n’est pas qu’un jeu. C’est aussi un business.
Mercenaires
Jean Bourrel était alors un industriel le plus florissant du département de l’Aude avec son entreprise de fabrication de chapeaux, La maison du Tibet. Etabli à Quillan, un gros bourg de la vallée de l’Aude, il suivait  comme tous les Quillanais l’équipe de rugby locale. Mais à part un titre de champion de France de 3ème division en 1923, l’US Quillan avait du mal à se faire un nom dans un comité du Languedoc qui dominait alors le rugby français avec Perpignan, Narbonne, Carcassonne, Béziers ou Lézignan.
Si son bourg ne pouvait à lui seul constituer une équipe capable de conquérir le Brennus, Bourrel irait chercher les joueurs dont il avait besoin chez ses rivaux. Après tout, aucun règlement ne l’en empêchait.  En 1924, la FFR avait bien promulgué un règlement draconien  à propos des mutations  (l’équivalent des futures licences rouges) mais la décision fut annulée quelques semaines plus tard lors d’n conseil fédéral houleux. Les joueurs mutés étaient donc immédiatement qualifiés pour évoluer avec leur nouveau club.
Bourrel commença ses emplettes à l’été 1926 chez le voisin perpignanais. Pas moins de 6 joueurs internationaux (Ribère, Baillette, Montade, Galia, Cutzac et Soler), plus leur entraîneur Gilbert Brutus, rejoignaient Quillan.
Très vite, les mercenaires de Monsieur Bourrel, qui avaient l’obligation de porter le chapeau avant et après les matchs, grimpèrent les échelons et, le 20 mars 1927, ils retrouvaient Perpignan. Le match se joua sur un volcan en éruption. Les esprits étaient surchauffés et, selon l’expression de Paul Voivenel, les spectateurs assistèrent à un « rugby de muerte ». Sur une mêlée écroulée, le talonneur de Quillan, Gaston Rivière, était évacué inconscient sur une civière. Il mourrait peu après d’une fracture d’une vertèbre cervicale.
Beau jeu
Cela n’altéra pas les ambitions de Monsieur Bourrel qui poursuivait ses recrutements tous azimuts  sous l’œil compatissant de la fédération. Tour à tour, ce sont des Toulousains (l’ailier Barbazanges), des Lezignanais (le flanker Bigot), et surtout des Carcassonnais (Raynaud, Bonnemaison, Martres et Flamand) qui signaient pour Quillan.
En 1928, les « renégats » parvenaient jusqu’en finale du championnat de France mais échouaient face à la Section paloise (4 à 6). Malgré tout, cette équipe séduisait et, avec son rugby épanoui et résolument offensif, passait pour être une académie du beau jeu en ces temps plutôt brutaux.
La saison suivante fut à la fois celle de reconnaissance (pas moins de 5 Quillanais furent alignés ensemble au printemps 1929 avec le XV de France) et de la consécration.
Le 19 mai, au stade des Ponts Jumeaux de Toulouse, après avoir éliminé Agen en demi (17 à 3), l’US Quillan revenait en finale du championnat contre Lézignan. C’était la parfaite opposition de styles : d’un côté, une constellation de « mercenaires » réputés pour la qualité de leur rugby ; de l’autre, des gars du village, rudes et fiers de cette rudesse qu’ils cultivaient toute la semaine en partageant leur labeur avec celui des vignerons du village.
Dans leur demi-finale, les Lézignanais, dont l’entraîneur n’était autre que le « Sultan » Jean Sébédio, s’étaient imposés à Bordeaux face à Béziers au terme d’un match d’une extrême violence  (9 à 6). Cette violence provoqua d’ailleurs une polémique au point que les Biterrois, pourtant jamais réputés pour être des enfants de cœur, refusèrent désormais de jouer contre Lézignan.
Sébédio n’en avait que faire. Son seul objectif était désormais de décrocher ce titre de champion qui lui manquait et tous les moyens seraient bons pour y parvenir. Il fut ainsi sortir de l’hôpital  son talonneur Maurice Porra, qui s’était sérieusement blessé à la jambe contre Béziers et qui venait de se faire opérer. Il jouerait la finale avec un énorme pansement pour masquer le drain qu’on lui avait posé.
Ce derby des Corbières ne fut longtemps qu’une succession de bagarres et, à ce jeu-là, « Lézignan-la-matraque » était le plus fort. Peu après la mi-temps, les hommes de Sébédio prenaient  un avantage de 8 à 0 que le « Sultan » crut décisif. Il se tourna vers la tribune des officiels et clama : « Vous voyez, le pognon n’est pas tout en rugby ! »
La violence non plus et Quillan n’allait pas tarder à lui en faire la démonstration. Les avants de Lezignan avaient trop puisés dans leurs réserves. A mesure qu’ils baissaient leur garde, le rugby de Quillan se mettait en place. Deux essais de Bonnet et Raynaud emmenaient Quillan en prolongation où les hommes de Brutus terminèrent le travail de belle façon avec un essai de Baillette (11 à 8). Quillan était champion et le commerce de Monsieur Bourrel pouvait prospérer.
Scissions
Quillan joua les premiers rôles une saison de plus, atteignant la finale pour la 3ème fois de suite mais perdant son titre au terme de la prolongation face à Agen (0 à 4). L’année suivante, les Quillanais tombaient dès les quarts de finale.
Monsieur Bourrel se faisait moins généreux et les mercenaires reprirent leur paquetage comme Baillette qui signait au RC Toulon (il fut d’ailleurs le premier joueur à décrocher trois titres de champion de France avec trois clubs différents).
De son côté le comité du Languedoc ne parvenait pas à mettre un terme aux guerres de clans. De nouveaux clubs à l’image de Toulon, mais aussi Agen, le LOU ou Biarritz n’allaient pas tarder à reprendre le leadership du rugby français.





C’était au temps où l’Irlande déchirée se retrouvait sur les terrains de rugby. Les joueurs au Trèfle s’engageaient dans des affrontements titanesques d’où ils sortaient cassés, meurtris, mais toujours tous réunis, ennemis et amis, vainqueurs et perdants, pour la grande fête de la troisième mi-temps.
L’Irlande a sans doute trop souffert, connu trop de drames, qu’elle a fini par épuiser sa soif de baroud, son plaisir sulfureux de la violence, son fameux ‘’fighting spirit’’, étiquette jaunie désormais brandie sans raison à l’adresse de joueurs devenus un peu trop normaux. Ses rugbymen autrefois si fiers d’arborer le maillot vert frappé du Trèfle ont perdu de leur folie, de leur démesure. L’Eire d’aujourd’hui fait les yeux doux à l’Europe, sollicite les entreprises pour qu’elles viennent s’installer au pays des basses taxes. Les vieux pubs de Dublin ne bruissent plus de révoltes mais de parts de marché.
Le rugby, par contrecoup, s’est civilisé, contraint, si l’on peut dire, de respecter des sortes de normes édictées par les eurocrates de Bruxelles. La maladie de la vache folle a été éradiquée comme on a banalisé ce fanatisme irlandais source de tant de talents, de génie et de tant de malheurs.
Au temps des haines les plus vives entre le Nord et le Sud, entre catholiques et protestants, entre pro et anti anglais, le rugby parvenait à ce miracle inouï de pouvoir réunir des ennemis viscéraux sous une même bannière. C’est sans doute cet alliage incongru, antinomique, paradoxal qui sut mettre en fusion, pour des périodes de quatre vingt minutes, les cerveaux de gentlemen – avocats, professeurs, médecins – si civilisés, si affables, si bons compagnons dès qu’ils troquaient leurs chaussures à crampons pour des souliers vernis.
Pendant des générations, le voyage à Lansdowne Road représentait pour les plus intrépides guerriers de la planète, une plongée dans un cratère incandescent où les cœurs les mieux trempés ne pouvaient contenir quelques frissons d’angoisse.
Le vieux stade retenait dans ses rides les souvenirs de tant d’épopées, de trésors de générosité, de vents de folie que son béton triste finissait par avoir une âme. Il tremblait de plaisir quand les antiques wagons du train de banlieue déversaient à même ses entrailles des hordes désordonnées et joyeuses, certaines du spectacle annoncé : une sorte de corrida où les taureaux furieux allaient donner de la corne pour faire virevolter quelques razzetteurs inconscients.
C’était l’époque des Murphy, McBride, McLoughlin, Kennedy, Slattery, des moyens physiques, du talent et de la générosité à revendre. La veille des matchs les plus importants il n’était pas rare de les voir déambuler dans le centre ville et même fort tard accrochés à une chope de bière, l’élocution péteuse. Mais le lendemain le bonhomme était tout autre.
En quelques heures L’Irlandais parle énormément. Plutôt, raconte des histoires à n’en plus finir. L’Irlandais a des amis partout dans le monde et nous sommes tous censés connaître leurs bons mots, leurs faits d’armes. Pour faire vite et court restituons une anecdote. Willie John McBride capitaine des Lions vainqueurs en Afrique du Sud de l’une série de tests épiques en 1974. A la fin de la tournée, son équipe qui a beaucoup bu met l’hôtel à sac, les femmes de chambres sont poursuivies dans les couloirs, le bar est démoli, il y a un départ d’incendie et le directeur de l’établissement vient trouver le capitaine qui lit dans sa chambre, confortablement installé sur son lit, fumant la pipe.
Le directeur : “Monsieur, il vont détruire l’hôtel”
McBride : “Combien de morts?”
Le directeur : “Je vais être obligé d’appeler les policiers.”
McBride : “Combien sont-ils?”
Difficile d’ébranler l’orgueil irlandais. Il se raconte que Ken Kennedy, médecin, se portait immédiatement au chevet des joueurs qu’il venait de déchiqueter. Cette ambiance de provocation de saloon est ce qu’il reste aux Irlandais d’aujourd’hui. Ils ont épuisé leur classe biberon, la génération de Brian O’Driscoll, qui depuis le tournant du siècle n’en finit pas de promettre. Il se réjouissent dans les vents de la récession qui frappent leur “miracle” économique de faire le plein à Croke Park pour ressouder la nation. Le Irish Times se régale, convoque dieu à la rescousse et moque Sébastien Chabal selon eux “aussi à l’aise en seconde ligne qu’un cendrier sur une moto (sic)”, il revenait à l’état sauvage.

Dans les années soixante, quelle ne fut pas la stupéfaction d’un jeune français talentueux appelé à disputer un match amical dans une équipe où sévissait le terrible Noël Murphy. «Ce n’était pourtant qu’une simple rencontre sans enjeu en rase campagne devant une poignée de spectateurs, se rappelle-t-il, mais je me souviens encore des exhortations délirantes de Murphy. Une heure avant, personne ne songeait au match, pas plus que personne n’avait pris le soin de s’échauffer. Mais lorsque Murphy se mettait à parler à cinq minutes du coup d’envoi, alors, c’était terrible ! Moi je n’y comprenais rien, mais je voyais tous les autres gars, en l’écoutant, qui devenaient tout rouge, cramoisis de fureur de se battre, prêts à tuer quelqu’un…»
On imagine aisément ce que devaient être les entraînements de l’équipe nationale à la veille du Tournoi… En janvier 1969, ils ont préparé la veille ‘’l’accueil’’ des Français. Il faut dire que l’année précédente à Colombes, ils avaient fini le match à treize… Après un court échauffement, les avants se regroupèrent autour de Murphy, la mèche en bataille et le râtelier en poche, comme si le ‘’vrai’’ match allait commencer. Obéissant aux commandements gutturaux de leur leader, les sept avants enfoncèrent farouchement tout ce qui se trouvait en face, les malheureux remplaçants ! Emporté par la furia, McBride en vint à en plaquer plusieurs à retardement !
Puis ils travaillèrent la récupération. Ainsi vit-on Hipwell, troisième ligne remplaçant, impitoyablement ‘’talonné’’ et piétiné par ses coéquipiers McBride, Millar et Kennedy en tête. Et ce dernier d’expliquer : «Dans un match international, moi, je mords la cartouche (et de mettre l’index entre ses dents pour illustrer son propos). Je suis partisan de me battre !»
Vingt quatre heures plus tard, l’Irlande emmenée par Kennedy le ‘’forban’’ et Murphy le ‘’démoniaque’’ l’emportait 17-9. Carrère, Walter Spanghero, Maso, Gachassin, Yachvili, Salut et Bérot feront les frais de cette contre-performance.

La presse britannique elle même s’émut de tant de brutalités irlandaises : «Des avants trop agressifs, des assauts où les coups de pied volaient en tout sens… L’arbitre dut séparer les deux premières lignes en éruption… Dès le coup d’envoi, Murphy et son pack y allèrent carrément, pieds et poings, en bloc… Murphy paya ensuite ses tactiques mesquines en se faisant écraser le nez à la 52e minute…» Nul doute que ces gaillards lurent ces lignes avec délectation, comme des odes lyriques à leurs épopées…
Le docteur Ken Kennedy symbolise cette passion hystérique qui s ‘emparait des joueurs au moment d’entrer sur le terrain. «Le ‘’fighting spirit’’ c’est un truc pour les Irlandais, explique-t-il dans un excellent français. Quand je commandais les avants, je leur parlais dans les vestiaires, dans le couloir qui mène au terrain, pendant le match, partout. Je leur disais que des gens étaient prêts à donner un bras pour porter ce maillot. Que l’Irlande est une petite île en vert et qu’il fallait être fier d’avoir ce Trèfle sur le cœur. Je leur parlais jusqu’à ce qu’ils aient les cheveux dressés sur la tête et les larmes aux yeux. Alors, quand on pénétrait sur la pelouse, on se sentait comme des géants.»
A la manière d’un chef de commando. Il aboyait après ses troupes, hurlant, gesticulant, infatigable soufflet de forge. Dans son rôle de talonneur, c’était un trapéziste, à peine lié à ses deux piliers, lançant ses longues jambes pour aller rapiner chez l’adversaire. Ces incursions n’étaient pas sans risque, et plus d’une fois il se retrouva le nez dans le gazon, victime de sa curiosité… Mais pas question de regretter ou de reprocher aux autres de mauvais gestes. «Si dans un match, on est en colère et qu’on donne un coup de poing, ça c’est du rugby. C’est un sport pour les hommes, pas pour les filles ou les bébés.»
Plus tard, à propos des sempiternelles accusations des Anglais au sujet des brutalités françaises, il ne put que dire : «Cela me fait rire. J’ai joué souvent contre les Gallois à Cardiff, les All Blacks, les Français et c’est pareil. Nous, à Dublin, nous ne sommes pas des anges… Marcher sur un joueur, ce n’est rien du tout, mais shooter, c’est mauvais…»
Ce dernier ’’commandement’’ en fait sourire plus d’un, à commencer par Jean-Michel Cabanier qui fut son vis-à-vis à plusieurs reprises et lui servit de nombreuses fois de ‘’paillasson’’. Avec le temps qui passe, les vieux guerriers ne veulent garder en mémoire que la bravoure, métamorphosant à la hâte les règlements de compte de coupe-gorge en tournois chevaleresques à visages découverts.
«Kennedy, c’est un ami, prévient aussitôt Cabanier. Ma fille a été en vacances chez lui. On est très copains. Mais malgré tout en 1968 à Colombes, je lui ai cassé la jambe ! On avait une bonne équipe de France et j’étais entré sur le terrain assez confiant. Peut-être même un peu endormi. Mais dès la première mêlée, il m’a réveillé avec un bon coup de tête. Alors ça été la bagarre et au lieu de talonner je lui ai shooté dans la jambe. Il s’est fait poser une attelle en plastique et il a fini le match ! Ça, il faut être irlandais pour le faire et le soir il était bien là pour la troisième mi-temps
Ce coquin d’Irlandais avait aussi entendu que la poussée française était coordonnée par deux syllabes. ‘’Mi-‘’ annonçait le demi de mêlée, et ‘’-chel’’ devait répondre le talonneur. Et bien évidemment il s’empressa de brouiller les pistes en criant ‘’-chel’’ avant tout le monde. Tout aussi évidemment, l’affaire se termina par une bagarre. Walter Spanghero ne veut pas, lui non plus, que l’on touche à ses vieux héros : «Ce sont tous de grands amis, je ne peux pas en parler en mal. Ils aimaient tellement leur maillot qu’ils auraient fait n’importe quoi pour qu’on parle de l’Irlande à travers le rugby.» Des souvenirs à la pelle, il en extrait un : «C’était en 1965, mon premier match à Dublin. Je m’en rappelle comme si c’était hier. Sur l’engagement des Irlandais, Aldo Gruarin a crié ‘’A moi !’’. Ils se sont vautrés sur lui pour l’envoyer à dix mètres. Aldo est passé à côté de nous comme un avion alors qu’il n’avait pas le ballon !»
Walter se sent rajeunir mais le ton gronde quand on ose évoquer une quelconque appréhension avant de pénétrer à Lansdowne Road. «On n’a jamais eu la trouille d’aller à Dublin, martèle-t-il, pas loin d’être fâché. On savait qu’on avait un premier quart d’heure difficile à passer et dix dernières minutes très dures. Un gars hyper-motivé est capable de faire n’importe quoi sur un terrain… comme ailleurs. Après il ne se maîtrise plus. Contre les Irlandais, j’ai peut-être été agressé (?). Je n’en sais rien (?). mais je n’ai gardé que de bons souvenirs. Je me suis régalé ! Demandez à des types comme Cabanier, Gruarin, Berejnoï, Azarète, Iraçabal, Bénésis le meilleur souvenir qu’ils aient conservé de leur carrière. Ils vous diront que c’étaient les matchs contre les Irlandais. Là, ils se sont envoyés en l’air, ils se sont expliqués d’homme à homme.»
Aujourd’hui, les règles ont changé. Ce qui était licite ou toléré ne l’est plus. Kennedy et Murphy ne finiraient plus un match. Les arbitres de touche ont leur mot à dire et les caméras fouineuses plongent leurs yeux indiscrets dans les plus inextricables amoncellements…
Les internationaux de ce nouveau siècle auront eux aussi des souvenirs à raconter mais ils n’auront pas eu besoin d’être médecin ou loueur de voitures pour faire fortune…

Les gentils bandits du grand chelem 1977Souvenirs. Des six grands chelems du rugby français, c’est incontestablement celui de 1977 qui a marqué le plus les esprits. Plus de vingt ans après, on parle encore de « la bande à Fouroux » comme on le disait de « la bande à Mias », témoignage d’une force affective considérable. On égrène, sans se tromper, les quinze noms qui ont fait l’histoire, sans prendre le moindre essai, sans changer un bouton de guêtre à la revue d’effectif, sans jamais se départir d’une âme guerrière, sans un cri, sans une plainte, inexorablement.
Plus de vingt ans après, le grand chelem n’a pas pris une ride, seulement quelques dizaines de kilos. Ses héros continuent de se fréquenter, de persister dans leurs différences, de se chamailler, mais ils sont toujours là, regroupés autour d’un pôle commun, bâti à coups d’épaules, de succès, de javas monstres et de fraternité.
Naissance de l’invincible armada
La scène se passe dans la salle de restaurant de l’hôtel briviste des Barbarians français, au soir du 22 novembre 1996, veille du premier match de la tournée des Springboks sud-africains. Déguisés en « Baa-baas », blazer bleu pervenche, chemise blanche, cravate club à rayures que l’on oublie pas, les « grands chelemards » de 1977 achèvent le repas fraternel, forcément arrosé de vin rouge de bonne qualité. Soudain le ton monte, sur fond de politique fédérale, entre Jacques Fouroux qui vient d’arriver, et Michel Palmié, plus officier de bouche de que jamais du président Lapasset. Au point culminant de l’accrochage, ils sont plusieurs à intimer l’ordre à leur petit capitaine et à leur grande momie de stopper les machines. Les machines s’arrêtent. Les portes s’ouvrent à nouveau. Les bouches se ferment. Les lèvres se plongent dans des verres de bière que Palmié sert à la louche. « Le Petit » et « La Palme » se coucheront à cinq heures du matin…
Cette scène résume, sans excès de sensibilité, l’histoire d’une équipe à nulle autre pareille, née plus de vingt ans auparavant. Si vous écoutez Bastiat, elle a vu le jour en 1974 en Argentine où Jacques Fouroux a commencé à mettre la main sur des âmes encore incertaines. A en croire Jean-Claude Skrela et Robert Paparemborde, elle s’est déclarée en 1975 en Afrique du Sud : « On a pris des branlées mais dans cette jungle, on a vu émerger de drôles de mecs », explique « Patou ». C’est là que Gérard Cholley, parti pilier droit, est revenu pilier gauche sur une idée du sélectionneur Michel Celaya. C’est là que Richard Astre s’est imposé sur le terrain en numéro 9 et Jacques Fouroux dans les coulisses : le Gersois de La Voulte était allé secouer les certitudes du directeur de tournée Marcel Batigne dans sa chambre où il tapait le carton avec Ferrasse et Basquet. Le petit homme avait tapé dans l’œil des gros pardessus, jetant ainsi les bases d’une omnipotence de quinze ans sur le rugby français.
Pour moi, l’aventure de 1977 a vraiment démarré au retour de ce voyage sud-africain, le 23 novembre 1975 à Bordeaux. Ce jour-là, les Roumains, pourtant équipés tout temps, ont pris un cinglant 36-12. Toute la partie, les joueurs d’Irimescu avaient entendu parler de la « fille à papa », sans rien comprendre. Il se trouve que, le matin du match, France Paparemborde était née et que ce malin de Toto Desclaux, l’entraîneur, avait décidé de tendre à mort l’arc de l’affectif. Deux faits me remontent à la surface, qui annonçaient les conquêtes futures : dans ce vestiaire bordelais, « La Palme » me glisse à voix basse : « Des deuxièmes lignes meilleurs que moi, il y a en beaucoup en France, et même à Béziers. Mais je te pose la question : accepteraient-ils de se sacrifier comme je le fais ? » La réponse fuse trois heures plus tard au banquet où Irimescu vient se plaindre auprès de Fouroux que ses avants portaient sur leurs corps des marques du châtiment infligé. « C’est le soleil » répond le capitaine. « Non, Jacques, c’est pas le soleil » laisse tomber Irimescu en montrant un visage de Roumain tuméfié.
En terme de marketing, forcément cynique, on appelle cela se positionner. Une entreprise de démolition, en vérité, très florissante dans le Tournoi 1976 où le XV de France (avec encore Droitecourt, Dubertrand, Gourdon et Haget) lâche le grand chelem dans la dernière minute du match de Cardiff quand Skrela, toujours très altruiste, ne fait pas, sur l’aile de Gourdon, une feinte de passe devant J.P.R. Williams qui l’envoyait à dame.
Ce Galles-France est une référence, pas très reluisante d’ailleurs : jamais, en trente de reportages, je n’avais vu une équipe de France aussi remontée la veille d’une rencontre, à égalité avec Nantes 86 (victoire 16-3 sur les All Blacks) et Sydney 87 (demi-finale de la Coupe du monde). Rives et Skrela, pourtant calmes d’ordinaire, ne rêvaient que de faire monter au ciel J.P.R. Williams. Juste avant de quitter les vestiaires, Cholley avait crevé le plafond d’un coup de poing rageur. D’entrée, Bastiat et Imbernon avaient marché sur le genou malade de Merwyn Davies. Ce n’était pas un accident… A un moment, J.P.R. Williams s’était fait attraper dans la ruche au centre du terrain. Il en ressortit en rugissant, griffé au visage et en slip. Le pilier Graham Price subit le même sort et… sortit. Autour de cette équipe, l’ambiance devient sulfureuse. Pourtant, c’est bien en 76 que s’est tramé le triomphe de 77.
Les rites des grands enfants
Comme des colosses aux pieds d’argile, les quinze français se nourrissaient de superstitions et, plus simplement, de rites savamment mis en scène.
Bien avant tout le monde, « la bande à Fouroux » avait inventé la montée anticipée à Paris. Tout démarrait à « L’Enclos de Ninon », un excellent restaurant du côté de Bastille tenu par des Ardéchois, amis de Jacques Fouroux. Le maître de cérémonie était Jean-Pierre Bastiat; c’est lui qui commandait le champagne, du Laurent-Perrier Cuvée Grand Siècle, parfaitement frappé. Il y avait toujours là des convives fortunés qui remettaient leur tournée. Ça tombait comme à Gravelotte, tant et si bien qu’avant de passer à table, nos « grands chelemards » étaient « ronds comme des queues de pelle ».

Ce qu’ils ingurgitaient étaient impressionnant. A la fin de ce match très spécial, les lascars filaient à la Cité d’Antin (siège de la Fédération). Ces retrouvailles étaient « top-secret ».
Jamais à l’époque, les dirigeants de la Fédération n’ont su que les matchs se préparaient à la fourchette. Pourtant, le mercredi soir à Rueil, personne ne touchait aux incontournables grosses soles. En racontant ces histoires, « Patou » s’esclaffe : « Toto Desclaux (l’entraîneur-chef) était aux anges. Il disait au toubib Didou Pène : « C’est bien, ils sont déjà dans le match ». On était tout simplement repus… »

Les repas suivants étaient toujours le prétexte à boire des canons. « Il fallait se cacher » avoue le Montferrandais Jean-Pierre Romeu. On revoit encore cette salle à manger à l’ancienne au premier étage du club-house de Rueil qui jouxtait un chouette terrain d’entraînement. Au rez-de-chaussée, un petit hall rond et un bar, où les journalistes et supporteurs patientaient.
Le fort du rite était concentré sur le samedi quand le match se jouait au Parc des Princes. Dès le matin, les gros se pointaient au petit déjeuner avant Toto Desclaux pour engloutir du solide, arrosé de vin rouge. Bastiat : «Et Toto ne le savait toujours pas… »
Carrefour immuable, la réunion de 11 heures pour les avants dans la chambre de Fouroux. « C’est vrai, c’était un rite, explique Skrela, et il s’est perpétué. Aujourd’hui ça se passe vers midi et demie ».
En ce temps-là, le match commençait à se jouer à la remise des maillots. C’est encore ce groupe qui a institué ce que tout le monde pratique désormais. Bastiat raconte encore : « Toto, c’était un maquignon. Dans cette salle où les maillots étaient installés, il nous parlait de nos villages, des clochers, des grand-mères qui allaient nous filer des coups de cannes si on perdait. Il a été dit qu’il nous disait des choses horribles : faux. Il savait à qui il parlait. A moi, il me disait qu’il ne pouvait rien me dire « parce que j’étais de Dax et que je n’en ferai qu’à ma tête. » Ses cibles, c’étaient Cholley, Imbernon et Palmié. Le plus drôle, c’était « Chocho », il le faisait grimper aux murs et s’il savait essayé de retenir le maillot qu’il avait dans les mains, Gérard lui aurait arraché le bras… »

Deuxième temps fort du samedi : le voyage en bus. Chacun avait sa place. Cholley était au premier rang. Paparemborde au deuxième. « Et tu n’avais pas intérêt à leur piquer leur place », se souvient Romeu. Au fond du car, Fouroux avait l’habitude de tenir Bastiat par une jambe, Rives et Skrela étaient au troisième rang, à gauche. A l’époque, les gars avaient exprimé des sentiments extrêmement forts durant le voyage Rueil-Le Parc, ouvert toutes sirènes hurlantes par des motards de la police qui prenaient des risques à vous en donner le frisson. Départ à 13h20, arrivée 13h40, ça vous dit, un samedi ? De l’intérieur du bus, le spectacle était extraordinaire. Cholley : « J’avais l’impression, quand la route s’ouvrait devant nous, que je m’enfonçais avec le ballon dans la défense des autres ». Aguirre : « Ces motards qui dégageaient le terrain, me donnaient une sensation de puissance incomparable ».
Le rugby à quinze
Puis, les vestiaires. Là encore, chacun à sa place et interdit de prendre celle de l’autre. Les préparatifs : « Patou » a joué les quatre matchs avec le même maillot de bain, Skrela, chaussettes au poignet comme des gants, se massait à l’Algipan. L’échauffement ? Ah, l’échauffement dans une petite salle jouxtant le couloir menant au parking intérieur ! « Patou » explique : « C’était un spectacle inouï. Les gros étaient fous. « La Palme » et Imbernon se rentraient dedans, certains grimpaient en haut des murs, Jacques les excitait. On faisait des mêlées terribles. Paco et moi, qui étions du genre calme, on se laissait prendre au jeu. Et le te garantis qu’on était prêts… » Commentaires avisés de Romeu : « Ça faisait peur ! » Réflexion de Skrela : « Ces monstres qui faisaient deux ou trois foulées sur les murs, c’était énorme, tu m’entends, énorme ! » Et lui, qu’est-ce qu’il faisait ? « Avec Jean-Pierres (Rives), on ne faisait pas certaines choses… »
Entrée sur le terrain, hymnes, derniers instants avant la délivrance.
Une nouvelle fois pionniers, les hommes de 77 se plaçaient en rond. Une trouvaille de Jacques Fouroux inaugurée en Écosse en 1976, à la fois pour protéger son groupe des atteintes de l’extérieur et pour les aiguillonner une dernière fois avant le combat. «Le Petit nous balançait des coups de poing. Il nous gueulait que parents, femmes et enfants nous regardaient. Et il fallait chanter « La Marseillaise ». Si tu ne le la savais pas, fallait faire semblant. Sinon, Cholley… », se souvient Bastiat, non sans émotion.
Cette aventure restera dans l’histoire parce que le grand chelem n’appartient qu’à quinze bonshommes. Exceptionnel destin suspendu à la force du groupe qui s’était replié sur lui-même, refusant la critique. Pire : nourrissant sa propre motivation des jugements de l’extérieur. « Pour la première fois depuis Lucien Mias, dit Jean-Michel Aguirre, un capitaine avait imposé ses choix et le grand mérite de Jacques Fouroux est d’avoir su transformer une sélection nationale en véritable équipe de club. »
Il est vrai qu’il était le plus exposé, à la fois soumis à la concurrence de Richard Astre (qui l’avait supplanté en 1975, et avec lequel il avait dû accepter l’alternance les deux années précédentes) et à l’hostilité du public. Commentaire de Jean-Michel Aguirre : « Jacques a servi le grand chelem et le grand chelem a servi Jacques ».
Jugement différent de Romeu : « Desclaux avait choisi ses hommes et les joueurs avaient choisi Jacques. » Quels étaient les autres joueurs menacés ? Jean-Pierre Romeu avoue qu’en 76, il était également sur la sellette et que c’est le groupe qui l’a maintenu en survie. Paparemborde soutient que la source de motivation de partir et d’arriver à quinze hommes, avait fonctionné dès le premier match : « C’est Dominique Harize que l’on a protégé le plus, mais sans trop de mal, parce qu’à mon sens les sélectionneurs d’Élie Pebeyre faisaient corps avec nous. » Cette volonté exacerbée de rester « en famille » a donné lieu à un épisode tragi-comique lors de France-Écosse. Récit de Jean-Pierre Romeu, qui était aux avant-postes : « Une cravate d’un Écossais fracture le nez de Jacques Fouroux. Il pisse le sang. Le docteur Pène lui met des mèches, mais ça pisse toujours autant. Alors, le toubib lui dit : « Mon petit Jacques, tu vas sortir… » D’après moi, il était prêt à quitter le terrain quand, en se retournant, il a aperçu Richard Astre en train de se préparer. Mon pauvre, ça lui a donné un coup de fouet, et il a fini le match avec le pif bourré de coton ! »
Aujourd’hui, la légende aurait tourné court. D’une part, on est obligé de sortir au moindre saignement. De l’autre, le coaching assure à l’affaire de 1977 une immunité historique.
Pas une seule fois sous les poteaux
L’autre exploit unique des grands chelemards de 1977 est de n’avoir encaissé aucun essai en quatre matchs. Il est vrai que cette équipe était dotée d’impressionnants moyens en défense. En première ligne : …la troisième, composée de Rives et Skrela, il est vrai libérés de certaines contraintes par le sacrifice du « cinq de devant ». Deux poisons, deux ombres. Un de leurs adversaires expliqua qu’il ne les voyait jamais mais qu’il les devinait, tapis dans l’ombre, prêts à bondir dur la proie. Le regard que le grand Gareth Edwards posa sur Skrela quand il entra en 1975 à la place de Saïsset blessé, en disait long aussi sur les affres du gibier traqué par une fine gâchette. « Normalement, je défendais premier (en pointe) mais on sentait toujours où étaient les autres par rapport à nous et on partageait tout ce qui se présentait, raconte Skrela en ajoutant : là encore, ce n’était pas une affaire de physique ou de technique, mais d’état d’esprit. C’est à Twickenham qu’on a souffert le plus. On aurait pu prendre deux essais. Oui, mais on ne les a pas pris. Parce qu’on lâchait jamais rien ! »
Quant à Rives, les bras lui tenaient lieu de tenailles. Demandez-en des nouvelles à l’Anglais Ripley… Mais les deux Toulousains n’étaient pas les seuls : Paco chassait bien lui aussi, et Fouroux encore plus. Sans parler de Bertranne et d’Aguirre, qui imposait sa masse physique dans les combats aériens.
Qui pourra imiter cet exploit d’invincibilité absolue ? Quand on apprendra que les seuls à s’être approchés de la perfection étaient les Anglais grands chelemards de 1957 (seul Darrouy leur planta un essai), « la bande à Fouroux » peut renouveler son stock de cartes de visites avec états de services…
Quelques choses inavouables…
Ils vous l’avouent tous aujourd’hui, nos belluaires, ils ne craignaient rien ni personne. Et pour cause… La plus belle définition de la supériorité française est cette réflexion de l’Irlandais Hugo McNeill, écoutant chanter Jessie Norman pour le Bi-Centenaire de la Révolution Française : « C’est la plus belle « Marseillaise » que je n’aie jamais écoutée, parce que je savais que, derrière, je n’allais pas me prendre Palmié et Imbernon… »
On l’a signalé plus haut, c’est en 1976 à Cardiff que ce pack avait fait savoir au monde entier qu’il ne tendrait pas la joue gauche s’il prenait un coup sur la droite. Outre la masse considérable qui faisait penser à une troupe d’éléphants, il y avait là-dedans des joueurs qui avaient adopté, une bonne fois pour toute, la loi de la jungle. « Chacun avait sa spécialité : fourchettes dans les yeux, coups de griffes, tirage de testicules, etc… » confie Paparemborde. Quand on s’aventura à évoquer ces problèmes-là avec Michel Palmié, la réponse fusa : « Je ne sais pas de quoi tu me parles… » Dites à un avant de 77 qu’Imbernon pouvait être l’ophtalmo qui transformait ses mains en fourchettes, un Paparemborde vous répond : « Impossible, il a un doigt coupé !
Le meilleur vecteur de communication avait été J.P.R. Williams, qui n’était pas revenu indemne d’une collision avec le pack français en 76. L’année suivante à Paris, ça sentait encore mauvais sur la piste des éléphants. Palmié était rentré sans crier gare dans des regroupements comme dans un service de porcelaine. Remarquez, il avait mis quatre fois le genou à terre. Revoyant les images où le soigneur l’aspergeait pour qu’il reprenne connaissance, il dira : « Je me souviens, je croyais qu’il pleuvait… » Plus de vingt ans après, toujours la loi du silence…
C’est dans une atmosphère de « muerte » que le XV de France s’en alla lever son deuxième pli du grand chelem à Twickenham. Jamais le « Temple » n’avait été aussi sordide. La presse allait lancer un cri : « La horde sauvage débarque ! »
Ce fut viril mais correct. Dans un exercice inconnu pour elle (diantre, allez demander, vous, à Cholley, Palmié et Imbernon de jouer les mains dans les poches !), cette équipe allait administrer la preuve de sa grande maturité, courbant l’échine sous l’insulte et ne pliant pas sous la pression.
Le match contre l’Écosse débuta par un coup de poing de Cholley sur Donald McDonald. Au banquet, le président Albert Ferrasse flingua publiquement le Castrais. On parla de Vaquerin pour le remplacer, mais la « famille » éleva la voix, et les juges se retirèrent.
Dans la dernière levée de Lansdowne Road, on ne dira rien car il ne se passa rien en surface, sinon qu’avant le match, sachant qu’il n’y a pas d’hymnes à Dublin, Toto Desclaux avait envoyé le grand air de Nabucco sur un magnétoscope grésillant. Par contre, dans la fournaise, il paraît que ce fut épique. Sachez simplement que le XV de France ne prit le large qu’après que Willy Duggan, fier combattant agrégé ès-hors-jeu, se soit « enlevé », saoulé de « ressemelage ». A quoi tient un grand chelem ?
Plus de vingt ans après, qu’est-ce qu’ils en pensent ? Palmié n’y va pas par quatre chemins : « On était des tueurs, mais seulement dans le sens où, pour survivre, il faut tuer l’autre. Chaque fois, c’était l’Opération Kolwezi, la guerre sainte. C’est peut-être con, mais c’est la vie. » Paparemborde : « En Irlande, je me fais allumer d’entrée sur l’arcade. Derrière moi, j’entends quelqu’un qui gueule : « Et maintenant, il faut qu’il en tombe un en face. » Ce qui a été fait, et on s’est remis à jouer… C’est vrai qu’on a un peu trop forcé le trait, mais on était pas les seuls; je sais de quoi je parle. Quand les gros sont partis, je suis resté avec Jean-Pierre Rives; en 1980, les Anglais m’ont laminé et les Irlandais sont devenus fous furieux… » Bastiat : « Oui, on a été cons. On l’a été parce que beaucoup de choses étaient préméditées. Je préférais jouer derrière eux que devant… »
Comme pour les 15 et les essais, ces faits-là ne sont plus de mise aujourd’hui. La vidéo balaye et les juges de ligne (« les collabos », comme les a surnommés un joueur de l’époque) surveillent. Pourtant, les Britanniques s’étaient aperçus de certains actes inavouables. En 1978, le président Ferrasse sacrifiait Palmié sur l’autel de l’entrée de la France à l’International Rugby Board.
Ce jeu était-il haïssable ?
A l’époque, le fossé s’est creusé entre cette équipe et la presse. On lui reprochait d’adopter un jeu en retrait par rapport à la supériorité de ses avants. Même à l’intérieur du groupe, certaines voix grondaient… en silence. Mais écoutons l’ouvreur Romeu raconter sa semaine internationale avec Toto Desclaux : « Le lundi, il m’appelait au téléphone : « Jean-Pierre, on ne joue pas assez. Alors, cette fois, on ouvre grand. » Le mercredi, il me disait : « Bon, on est d’accord, on balance, mais attention, hé, pas dans nos 22 mètres ! » Le jeudi, c’était à partir des 40 mètres, et le vendredi, on en était aux 50. Le samedi matin, coup de fil dans ma chambre : « Passe chez moi ! ». Je le revois encore, les bras baissés en forme de croix : « Oublie tout ce que je t’ai dit et ferme tout ! »
A l’époque, personne ne bronchait. Le savaient-ils ? A l’heure actuelle, c’est un sujet de plaisanterie, d’autant que la plupart des joueurs admettent maintenant la remise en cause. Mais aucun ne regrette formellement.
Jacques Fouroux fut le personnage central du grand chelem. Le chef, le capitaine, l’animateur, le bateleur, le bretteur, le ferrailleur. Un poids fantastique sur cette équipe et certains de ses éléments, moins sur d’autres. En fait, c’est la personnalité de Fouroux qui était au cœur du débat. Sa rivalité avec Astre, tranchée sur l’affectif, sa passe à la Cambérabero, son goût pour les choses de devant qu’il partageait avec Ferrasse, Basquet, Desclaux mais aussi avec Cholley, Palmié et Imbernon, sa rigueur, l’inextinguible propension à ferrailler avec tout le monde, son aura de leader lui ont donné à jamais l’estampille « grand chelem 1977 », un vrai titre nobiliaire.

Sur Fouroux, tout est dit par Michel Palmié : « Je ne peux pas le suivre pour tout, mais il a joué avec nous et on a joué avec lui. Alors, on va défendre les quatre cheveux qui lui reste sur le caillou. Et surtout qu’on ne les lui touche pas ! »




Jean-Pierre Rives : le ferrailleur
Surnommé « Casque d’or » par Roger Couderc, Rives fut pendant près de 10 ans un titulaire indiscutable à l’aile du XV de France. Plus de vingt-cinq ans après sa retraite internationale, il reste le rugbyman le plus connu des Français et l’un des plus respecté dans le monde.
« Dans le rugby, j’aurais connu les deux pires insultes, « pédé » et « star » ». C’est ainsi que Jean-Pierre résume sa carrière de joueur. « pédé », c’est ce qu’il entendit à ses débuts lorsque ses adversaires ne voyaient que sa chevelure blonde, une chevelure détonante dans un milieu marqué par la latinité mais qui lui rendait reconnaissable entre tous. « Star », c’est la façon dont les médias le qualifièrent au terme d’une carrière qui l’aura vu briller sur tous les terrains à la tête du XV de France.
Rives débute en sélection en 1975. Battue par les Gallois au Parc, le XV de France enregistrait huit changements pour aller affronter l’Angleterre à Londres. Rives serait du voyage et en repartirait avec une première victoire. Il y reviendrait à quatre reprises, n’y perdant qu’une fois (en 1979),et se prit de sympathie pour ce stade Twickenham. « Je ne sais pas si le paradis existe, confiait-il dans L’équipe en 1991, mais je suis sûr qu’il y en a des morceaux et Twickenham en est un. »
Jean-Pierre Rives s’imposa rapidement dans cette équipe de France aux côtés de celui que l’on considérait comme son jumeau, Jean-Claude Skréla. Les deux hommes avaient pourtant des styles différents. Skréla brillait par sa technique et son endurance au combat. Rives témoignait à chacune de ses sorties d’une fantastique vitalité, d’un courage et d’une activité monstrueuse. On le vit souvent maculé de sang mais, comme il fit remarquer en 1983 à un journaliste gallois, « c’est vrai, j’ai souvent du sang sur mon maillot mais avez-vous remarqué, c’est toujours le mien. »
Skréla et Rives, associés à Bastiat en huit, formèrent l’une des meilleures troisièmes lignes que le XV de France ait connu, emmenant le XV de France de Jacques Fouroux vers un deuxième Grand Chelem en 1977. Rives garda un souvenir ému de cette victoire et de cette équipe. « J’ai des souvenirs d’une équipe de potes. Chaque match était une fête et nous voulions la prolonger le plus longtemps possible. » Il fut d’ailleurs à l’origine de la création des Barbarians français quelques années plus tard dont il reste la pierre angulaire près de trente ans après.
A la retraite de Fouroux, les sélectionneurs pensèrent confier le capitanat du XV de France à Bastiat avant qu’une blessure du Dacquois les laisse dans l’embarras. C’est Henri Fouries qui avança le nom de Rives pour prendre le capitanat à la grande surprise de ses collègues. Comment un homme aussi peu bavard, plutôt original pour le monde du rugby pourrait prendre le relais d’une personnalité comme celle de Fouroux ? Le comité laissa finalement sa chance à Rives.
« A Auckland, j’ai pris la plus grande leçon de sport de ma vie »
Le 14 juillet 1979 constitua le sommet de son aventure avec le XV de France. Après la déculottée subie face aux All Blacks à Christchurch, Rives devint fou. Dans la semaine, il mena un footing démentiel dans les forets avoisinant Invercargill pour ressouder sa troupe. Le premier test une semaine plus tôt dans la très victorienne Christchurch est une humiliation pour les français. Battus 9/23, ils laissent la fâcheuse impression d’une défaite par abandon. Colomine, Haget, Béguerie ne font pas oublier Cholley, Palmié et Bastiat. Et l’essai de 70m attendu comme le Mesny est loin de faire oublier la mauvaise impression d’une partie jouée à reculons. Le moral est en berne dans la camp français. Certains joueurs ont déjà l’esprit en France où les attendent des vacances au soleil. Et comme si cette inquiétante démobilisation n’est pas suffisante, l’équipe du mercredi perd le match du milieu de semaine à Invercargill, la ville de rugby géographiquement la plus éloignée de la France sur le globe terrestre. Ce laisser-aller met le Blond dans une colère noire. "Quand on commence une histoire il faut la finir" rappelle à ses troupes capitaine Rives qui lance en forme de défit : "Il ne reste plus qu’à gagner le deuxième test !" Tu parles. Face à des All Blacks qui restent sur leur premier Grand Chelem de tous les temps contre les Iles Britanniques lors de la Tournée d’automne dans l’hémisphère nord, c’est demander l’impossible aux français. L’équipe formée pour ce deuxième test est faite de bric et de broc. Dintrans débute au talonnage. Paparemborde se dévoue à gauche pour aider Dubroca qui honore sa première sélection en pilier droit. En deuxième ligne Haget et Maleig en sont à leur deuxième match ensemble. A cause d’une plaie à la main qui s’est infectée, Béguerie déclare forfait à la dernière minute. C’est finalement Salas, mi-pilier, mi-second latte qui est retenu en 8. Il apprend sa titularisation à 11 heures 30 le matin du match. N’étant pas dans le groupe des sélectionnés pour ce second test, il vient de passer une nuit blanche à fêter avec les "costume-cravate" la fin de tournée. Et n’ose pas le dire. "C’est le Bounty. Et nous sommes les révoltés" annonce Capitaine Flamme à la presse. Avec cette équipe de fortune Rives se met en tête de prendre la Bastille ce 14 juillet à l’Eden Park d’Auckland, où les Blacks alignent les quinze titulaires du premier test. Ce deuxième test, joué à guichets fermés
Ce  samedi, la France l’emportait pour la 1ère fois en Nouvelle-Zélande. « Si je me souviens de ce jour-là, c’est parce que pour la première fois de notre vie, on a pris une grande leçon d’humilité. Devant ce public néo-zélandais, devant les réactions des joueurs adverses, on se sentait tout petits (…) Ce jour-là, à Auckland, j’ai pris la plus grande leçon de sport de ma vie. »
Ce type de déclaration lui valut la reconnaissance de ses pairs britanniques et dans certains cas, l’amitié des joueurs qu’il avait vaincu comme avec Graham Mourie le capitaine de la sélection néo-zélandaise. Aux yeux des Français, il avait démontré sa capacité à emmener les hommes dans son sillage, à suivre son exemple, à les faire grandir. A être un grand capitaine tout simplement.
Jamais ce « gentleman guerrier » comme le qualifia si justement Henri Garcia ne baissa le pied sous le maillot de l’équipe de France, l’emmenant en 1981 à la conquête d’un nouveau Grand Chelem. Hormis l’Afrique du Sud, il vainquit toutes les grandes nations du rugby mondial et fut le premier rugbyman à franchir la réputation d’un bon international pour devenir une personnalité du sport français
En 1984, au soir d’une défaite à Murrayfield, il raccrochait sa tunique bleue. Une victoire l’aurait conduit ce jour-là à un historique troisième Grand Chelem. Mais quelle importance ? « C’est ça le rugby, expliquait-il, l’histoire d’un ballon avec des copains autour.
 Quand il n’y a plus ce ballon, il reste les amis. »

Pour aimer le Rugby, il faut faire des passes au temps qui passe. On peut douter de soi parce qu’on est sûr des autres. Il faut croire au passé et rêver du futur pour le construire. 
 il a trois choses inutiles, les c.... du pape , les seins des nonnes , discuter l'arbitrage "
"J'ai arrêté le rugby car le terrain devenait de plus en plus grand et le ballon de plus en plus petit"
JP RIVES






Alfred Roques ... le pépé du quercy

Il y a un instant de silence le dimanche, dans les vestiaires du Stade Cadurcien, quand Alfred Roques retire sa chemise. "On a beau le connaître, m'a dit Bernard Mommejat, un des plus durs de l'équipe, on se prend toujours à rêver devant le torse nu d'Alfred."

Tout en muscles et charpenté, velu comme un poitrail de sanglier, un "bahut" comme le sien, il n'en existe pas deux dans le monde du rugby.

Et pourtant, il a fallu une série de défaites humiliantes du XV de France face aux équipes d'outre-Manche pour qu'on se décide à incorporer cette tour au centre de nos lignes de défense.

C'était, il y a un an à peine. Le comité de sélection aux abois convoqua Jean Prat, de Lourdes, notre meilleur maître à jouer. Que faire ? Rajeunir les cadres ? Au poste de pilier en équipe de France le Truculent Amédée Doménech de Brive paraissait inamovible. Jean Prat balaya l'objection.
- Prenez Roques
- Mais c'est un vieux. Il a 33 ans.
- C'est le plus jeune de tous. Je me suis frotté à lui. D'un revers de la main, il a étalé ma deuxième ligne sur le terrain de Cahors comme un château de cartes.

On l'écouta. Jamais encore, la Fédération n'avait "capé" un homme de plus de trente ans. Quand on vint dire à Roques: "tu joues à Cardiff, contre Galles", il répondit : "Cà, alors !".

Ce laconisme, va bien avec sa force tranquille. C'est un placide, un pur produit de la campagne de Moissac, où le soleil mûrit le plus beau raisin de France. Il est né paysan, et dispute un patch comme il retourne un champ, de toute la puissance de son corps, de toute sa foi.

Les équipes de rugby de toute la France le savent depuis longtemps. En un an, celles de Grande Bretagne, d'Australie, d'Afrique du Sud l'ont appris.

Le 29 mars 1958, dans l'enfer de l'Arms Park, à l'ombre des cokeries de la severn, pour la première fois de sa vie, le géant gallois Prosser s'est couché. Roques lui a imposé sa loi. De Swansea au Cap Carnarvon, les buveurs de "Guiness" n'en étaient pas encore revenus que trois semaines plus tard, à Colombes, le pack irlandais de Mac Grath, le plus redoutable des îles britanniques, venait s'écraser sur Alfred, tout comme devait le faire celui des Wallabies d'Australie qui s'en retournèrent aux antipodes avec 19 points dans la valise : la plus grande déroute de leur histoire.

La cuiller de bois, la dernière place du tournoi de 5 nations, que nous destinaient, avec quelque condescendance, les professeurs britanniques, est restée, cette fois là, chez eux.

En trois matchs, sur l'air des lampions, Alfred le chauve, l'oublié, avait remis les choses en place. Aujourd'hui il est entré dans la légende. Car depuis, il y a eu la tournée sud-africaine, 10 matchs devant les invincibles springboks, de véritables démons du rugby qui avaient taillé en pièces, les années précédentes, les meilleures formations du Commonwealth. A elle seule, l'empoignade de Port-elisabeth donne le ton de ces quatre semaines d'épopée. C'est là, devant 100.000 personnes surexcitées soutenant leur équipe par de véritables cris de guerre, que Roques est devenu pour toute l'Afrique du Sud: "The Wild one", Roques le Sauvage.

- Et pourtant, dit-il, je n'ai commis aucune brutalité. J'ai simplement calmé Dutoit.
Cela devait suffire. Au plus fort de la tourmente, avec ses 110 kg de muscles et d'os, le héros sud africain qui commandait la mise à mort du XV de France, plia l'échine. Et c'est un automate, les reins brisés, les genoux vacillants, la nuque raide, ankylosé par la formidable pression exercée dans la mêlée par les deltoïdes d'Alfred qui quitta ce soir là le stade, décidé à ne plus jamais affronter ce pilier de béton.

- Connaissant la hargne et le tempérament vindicatif des springboks, m'a déclaré Lucien Mias, capitaine de notre équipe nationale, j'avais donné des consignes de prudence. C'était une erreur. Après les premières rencontres, quand je me suis vu avec 6 joueurs blessés sur les bras et plus aucune réserve, j'ai changé de tactique. Dès que les choses commençaient à se gâter, je faisais "donner" Roques. D'un raffut de la main, il en culbutait toute une rangée comme des quilles. Cela nous a sauvé, sans lui, nous étions tous à l'hôpital.

Roques, comme on dit, sait faire parler sa force. Mais au contraire de bien d'autres moins robustes, il n'a jamais sorti personne sur une civière. Personne non plus, ne lui a jamais fait manger l'herbe. D'Afrique du Sud, il est revenu sans une égratignure, et cela bien que des 27 joueurs utilisés, il fût le seul à disputer tous les matchs, sauf un, c'est à dire pratiquement un tous les trois jours.

- Comment as-tu trouvé çà ? lui a-t-on demandé ?.
Oh ! très bien, répondit-il. Pour moi c'était de vraies vacances. Manger, dormir, jouer au rugby. Tous les autres ont maigri. Je ne comprends pas, moi, j'ai grossi de 4 kilos.

- Mais les propositions qu'on t'a faites ?

Ca le fait encore rire. Passée la fureur de leur défaite dans ce pays où l'homme fort est roi, les Sud-Africains ont en effet tout tenté pour retenir Roques parmi eux. Un ministre alla même jusqu'à lui promettre sa fille en mariage. Le "Sauvage" s'était transformé en Superman. Quelle affaire !

Alfred est marié, il aime sa femme, il se moque des ponts d'or, et pour lui, il n'y a pas de surhomme. Springboks ou pas Springboks, il est toujours prêt à affronter les plus dures batailles du rugby avec la même sérénité que lorsqu'il s'en va pêcher le gardon. Et c'est là le secret de la belle aventure qu'il commence à l'âge où les autres se retirent. Cette puissance sûre d'elle, cette humeur toujours égale, c'est la vie quotidienne qui les lui enseigne depuis le jour où le père Roques est allé déclarer la naissance de son quatrième fils à la mairie de Cazes-Montdenard, le 17 février 1925.

A dix ans, Alfred, qui avait alors le teint rose et des boucles blondes, conduisait seul la charrette entre les vignes, soulevait sans effort un essieu de 20 kg, engrangeait dans sa journée un meule de blé.

- On en fera un pilier, de ce petit, disait le Dr Vaysse, le médecin de la famille, qui n'a jamais soigné un seul Roques, pour la bonne raison qu'aucun d'eux n'a jamais été malade.

Hélas ! Cazes-Mondenard était une commune trop petite pour former un quinze de rugby, et Alfred, à défaut du ballon ovale dut se contenter du ballon rond. des années, il sera le pivot du onze local, satisfait de la réputation que lui valait son coup de botte qui envoyait le ballon se promener à 100 mètres. Pour le reste, les travaux de la ferme suffisaient à sa joie physique.

- Lorsqu'on l'a vu à 20 ans, faire plier les jarrets à une paire de boeufs à l'attelage, par la seule pression de ses deux poings sur le front m'a-t-on dit là-bas, on ne s'étonne pas qu'il ait muselé les buffles sud-africains.

Un jour, la moisson faite, le cric de la batteuse fut défaillant. Alfred se glissa à quatre pattes sous la machine, s'arc-bouta et maintint soulevée au-dessus du sol l'énorme carcasse, le temps de poser les cales.

Tout cela désespérait le bon Docteur Vaysse. Un jour, il n'y tint plus.
- Le football, lui dit-il c'est fini. J'en ai assez de voir un colosse comme toi jouer avec les manchots. Je t'emmènerai en voiture à Moissac s'il le faut, mais tu joueras au Rugby.

Alfred avait 25 ans. D'emblée, vu sa carrure, on lui fit un place aux fauteuils d'orchestre, c'est à dire en première ligne, celle de la mêlée, celle des grands chocs. Et cet homme qui n'avait jamais joué au rugby, qui n'en connaissait aucune ficelle, pas une seule fois ne mordit la poussière. Le jeu semblait tourner autour de lui. Jusqu'en 1954, il fit les beaux jours de l'avenir moissagais et il fallu que Cahors manquât de pilier pour qu'on vînt chercher Alfred un "presque vétéran". 

 Pour lui, il ne s'en doutait pas, c'était un commencement. Pour les autres, ceux de Tarbes, de Vienne, de Romans, de Toulouse et d'ailleurs, tous les trapus, les coriaces, les "tignous", les vicieux, tous ceux qui ont l'oreille épaisse, le crâne dur et les reins solides, Alfred était la fin de leurs espoirs.

L'un après l'autre, ils vinrent "se faire pardonner" comme on dit en gascogne, devant le vigneron montenardais. Pourtant, c'est seulement lorsque Guinle, puis Barthe, puis les Frères Prat, toute la cavalerie d'élite du F.C. Lourdes eurent été envoyés par ses soins bouler sur le gazon lotois, qu'Alfred Roques fut reconnu digne de la sélection nationale.

Pour ceux qui le connaissent bien, Alfred n'est pas près de la quitter. Et au nombre de ceux-là, il y a le Président du Stade Cadurcien le docteur Garnal.

- Alfred m'a dit récemment : "dans trois ans, je raccroche. J'aurais alors 36 ans. Il ne faut pas être ridicule." Mais il se trompe, il a encore 10 bonnes années de rugby devant lu. A son âge, il a la vitalité, la jeunesse physiologique d'un homme de 20 ans. Et il n'est pas exagéré de dire qu'entre 40 et 45 ans Alfred sera véritablement dans la force de l'âge.

Cet homme de 1,78 m et qui pèse 98 kg, a un démarrage en course foudroyant. Sur 50 mètres, il égale le temps de nos meilleurs sprinters. Il n'y a pas actuellement, dans aucune équipe de rugby du monde, un homme capable de freiner Alfred Roques en pleine course. A Capetown, on l'a vu se débarrasser d'un seul coup de reins de trois adversaires accrochés à ses basques, et qui, à eux trois, pesaient 330 kilos.

Cela fait la désolation de Robert Toussaint le préposé aux maillots du Stade cadurcien.
-Il en faut un par match, m'a-t-il dit. Celui qui essaye d'arrêter Alfred, le maillot lui reste dans les mains. C'est l'étoffe qui cède. On lui a bien fait essayer les maillots prétendus renforcé, mais c'est la même chose. Pour Alfred, les fabricants n'ont encore rien trouvé.
Personne n'a jamais entendu Roques se plaindre.

- Son tissu musculaire est tellement serré, me dit le docteur Garnal, qu'il ne sent pas les coups. C'est comme du bois élastique. Chose extraordinaire pour un homme venu si tard au rugby et au poste le plus inconfortable qui soit, Alfred Roques n'a jamais eu ni entorse, ni luxation, ni élongation, ni blessure. Sauf une fois. C'était à Naples, en avril dernier, contre l'Italie. Un coup de crampon d'un deuxième ligne italien lui avait ouvert le cuir chevelu sur 15 centimètres. Alfred vint sur la touche et dit au soigneur de notre équipe : "Mets-moi une éponge avec de l'eau oxygénée sur le crâne et entoure-moi la tête de bandes velpeau, ça ira comme ça." Roques retourna jouer coiffé de son turban.

- Rien ne démontre mieux la jeunesse physiologique de Roques ajoute le Docteur Garnal, que la rapidité avec laquelle, il se cicatrise. Huit jours après l'accident d'Italie, il jouait à Colombes contre l'Irlande avec un simple serre-tête protecteur.

Comme celui de tous les maîtres de l'effort, le coeur de Roques est une mécanique lente. Dix minutes après le match, c'est le retour au calme : 48 pulsations à la minute. Alfred, m'a-t-on dit pourrait disputer deux matchs de suite sans fatigue. Et c'est vrai. Pour se mettre en train, savez-vous ce qu'il fait le matin d'un match important ? Il retourne un champ.

Alfred Roques couche avec une barre de fonte de 100 kg au pied de son lit. Avant son petit déjeuner, chaque jour, il s'en sert pour quelques exercices d'assouplissement : c'est son réveil musculaire. Mais ce fort est un tendre. Il habite aujourd'hui, dans le vieux Cahors, une maison qu'il aime parce que chaque soir en rentrant du travail (les rugbymen du XV sont des amateurs) il y retrouve sa femme, une brune lotoise timide comme lui, et leur fille qui n'a que sept mois et à qui Alfred donne volontiers le biberon. Ce fort est aussi un sage, sans l'avoir appris. Il ne fait d'excès en rien. Mais il y a au fond de lui une philosophie, une hygiène du terrain qui rendent sa puissance rayonnante.

- Un bon petit vin de Moissac dit-il, des cèpes sous la cendre, un civet mijoté, rien de tel pour vous redonner des forces.

On est bien obligé de le croire quand on le voit. C'est Roques le "Boun diou" du Lot ! A cause de lui, le Stade de Cahors est aujourd'hui trop petit. On l'avait pas prévu, Alfred ! Les paysans du Quercy descendent maintenant au chef-lieu le dimanche pour applaudir "leur petit". Et si par hasard, il n'en "raffute" pas trois ou quatre dans la demi-heure, il y en a toujours un qui s'inquiète :

"Qu'est-ce que tu as, aujourd'hui, Alfred ? Tu es malade ?."
Et cet homme de leur terre et de leurs vignes répond d'un bon sourire. Car jamais personne plus qu'Alfred Roques, le meilleur pilier du monde, n'aura mérité ce beau qualificatif "d'homme tranquille".
Henri Garcia
 





Richie McCaw : l’heure de l’évidence

Richie McCaw est le capitaine le plus capé du rugby néo-zélandais (52 fois). A-t-on jamais senti cet extraordinaire flanker aussi sûr de son jeu et de son leadership ? Celui qu’il détrône, l’immense Sean Fitzpatrick, lui rend un hommage appuyé.
Richard Hugh McCaw est fils de fermiers, originaire d’une petite vallée de l’Ile du Sud entre Christchurch et Dunedin. Quitterait-t-il son pays qui l’a fait roi, à l’issue de la Coupe du monde l’an prochain ? Les clubs européens en rêvent. « Richard est un vrai Kiwi, il aime trop le style de vie néo-zélandais », répondait sa sœur Jo, en 2007, quand la question se posait déjà. C’est bien parce qu’il est tant la Nouvelle-Zélande que son destin et celui des All Blacks se sont si bien mariés. « Il n’y a pas de meilleure personne pour être le capitaine des All Blacks, affirmait en août Sean Fitzpatrick, son prédécesseur qu’il égalait alors. Richie est respecté par l’ensemble de son équipe et par la Nouvelle-Zélande entière. » Il est le joueur ayant conquis le plus de victoires sous le maillot noir : 79 en 89 test-matches !
Il a pourtant vécu des défaites cauchemardesques. La demi-finale mondiale de 2003 contre l’Australie de Gregan, un autre grand capitaine, et son fameux « four more years ». Le quart de finale mondial de 2007 à Cardiff contre les Bleus, il était capitaine. Mais il s’est toujours relevé. Comme lorsqu’il intégra le pensionnat d’un des deux grands collèges de Dunedin. De retour pour la première fois de la Otago Boys High School, Richie dit à ses parents le plus sérieusement du monde : « Je compte arrêter le rugby. » Il avait treize ans. « Les grands de l’équipe première lui avaient dit qu’il était trop petit, qu’il ne jouerait jamais avec eux », se souvient son père, amusé. « Il venait d’une petite école de notre vallée (Hakataramea Valley) où les élèves étaient mélangés malgré les âges, enchaîne sa mère, alors cela a été un choc de culture pour lui d’arriver dans ce grand établissement. Il a voulu être à la hauteur pour survivre. » La gamin a serré les dents, les paroles de ses parents en mémoire. « Ils m’ont toujours poussé à savoir saisir les occasions qui se présentent ou qu’on me donne, explique-t-il. Pour la Otago Boys High School, ils m’avaient dit : ‘‘ On te donne cette chance, ne la regrette pas.’’ »

Le « countryboy » peu expansif, qui, au retour de l’école, venait regarder son père travailler dans la ferme, conduisait un tracteur, tapait des chandelles seul dans le jardin ou courait après les moutons, s’est peu à peu affirmé, devenant délégué. Du pensionnat d’abord, puis de l’école toute entière. « Ça nous a surpris », reconnaît sa mère. Mais Brian Ashwin, qui fut son entraîneur à cette époque et l’un de ses professeurs aussi, le décrit comme un garçon « incroyablement déterminé, incroyablement en forme pour son âge, avec une sorte de plan d’accomplissement personnel ». Le soir, sur les hauteurs de Dunedin, lorsqu’il n’y a pas de séance de rugby, Richie s’entraîne seul sur le terrain entre les bâtiments de vieille pierre et la forêt. Le travail paye. En 1998, pour sa dernière année au collège, il est sportif de l’année et deuxième meilleur élève de l’école. Avec le « First XV », dont il est vice-capitaine, il atteint la finale du Championnat des collèges. Ashwin se souvient d’un garçon «  qui saignait beaucoup et, par sa façon de jouer, se mettait toujours en première ligne ». Déjà généreux à outrance sur le terrain. Il a retenu les conseils de son oncle, John McLay, qui joua pour Mid-Canterbury contre les Lions Britanniques en 1983. « Il était numéro huit, raconte Richie, et m’avait expliqué que si je voulais toucher le ballon, je devais en être le plus prêt possible tout le temps. » Message bien reçu ! Certainement que Richard hérita aussi du côté tête brûlée de son grand-père paternel, Jim, pilote d’avion durant la Seconde Guerre mondiale, avec qui il partage la même date d’anniversaire et la même passion pour les airs, et dont John, l’oncle de Richard, dit : « Mon père avait pour habitude de passer en rase-mottes dans la vallée Je ne sais pas comment il ne s’est pas tué ! » Dans le jeu de rugby, Richie évolue, lui aussi, sur le fil. Il ne laisse pas indifférent. « On entendait des choses sur lui, confirme Robbie Deans, l’actuel sélectionneur des Wallabies qui, à cette époque, faisait déjà partie du staff des Crusaders. On savait qu’il était un vrai talent. On a donc été très content quand il a décidé d’étudier.

Christchurch, côte Est de l’île du Sud, le centre de la vie de McCaw depuis 1999. La ville où résident sa sœur, joueuse de netball, et ses parents, depuis qu’ils ont vendu la ferme en 2002 pour retrouver une vie de citadins. L’antre rouge et noir de Canterbury et des Crusaders. C’est là que le squad néo-zélandais a atterri, en provenance de Cardiff, via Tokyo, le mercredi 10 octobre 2007, après la débâcle. L’accueil y fut incroyable. Pour une fois, la pression du public qui pèse habituellement sur les All Blacks s’était inversée. Peut-être est-ce en partie là que Richie McCaw puisa sa motivation pour les autres années suivantes. Dans les semaines et les mois qui suivirent, l’évidence s’imposa à lui comme elle s’était imposée aux autres au moment de lui faire confiance.
Lorsqu’il parle du jeune joueur à qui il a donné sa chance, en 2001, puis qu’il nomma capitaine des Crusaders en 2004, Robbie Deans emploie sans cesse ce terme : évidence. « Il était évident, dit-il, qu’il deviendrait un All Black. On l’a donc empêché de débuter trop tôt pour ne pas compromettre son développement physique. On voulait que quand il le deviendrait, il soit prêt. » Puis : « Il était évident qu’il deviendrait un jour le capitaine des All Blacks. On voulait lui donner l’expérience du capitanat pour le jour où cela arriverait. » A quel point l’évidence qu’il soulèverait, un jour, la Coupe du monde a-t-elle pu investir l’inconscient collectif néo-zélandais ? Et celui du capitaine lui-même ? « Il n’a pas la vie normale d’une personne de 26 ans, expliquaient déjà ses parents en 2007, c’est vrai que ça nous inquiète un peu. Pour nous, c’est toujours bizarre d’entendre des gens parler de lui alors qu’on est là, incognito. Ça donne parfois un peu l’impression que notre fils nous échappe. Mais on touche du bois. Pour le moment, il le gère bien. » Puisant, comme beaucoup d’autres grands All Blacks avant lui, dans son passé à la ferme l’humilité de la terre.
Avec le sourire, toujours, il répond aux sollicitations, même lorsqu’une grand-mère, dans un restaurant, lui demande de parler à son petit-fils, en ligne sur son téléphone portable. Pour ceux qui le connaissent, le petit rictus de sa lèvre supérieur et son regard un peu figé trahissent sa gêne. Mais c’est son rôle de capitaine qui veut ça. Sa passion et son engagement en ont fait le catalyseur naturel des espoirs de la nation.
Dans un an, il aura bouclé dix années de rugby au plus haut niveau. Dix années en noir pour une bonne centaine de sélections et près de 70 capitanats (s’il ne se blesse pas d’ici-là). Un sacré voyage, au cours duquel le souvenir de sa première avec le « black jersey » aura toujours constitué une source d’inspiration. Deux mois seulement après avoir débuté en NPC avec Canterbury, n’ayant encore jamais joué en Super 12 (il n’avait pas 21 ans), jeune flanker alors casqué, il illumina cet Irlande – Nouvelle-Zélande à Lansdowne Road et fut nommé homme du match. A l’heure de recevoir la récompense, toute l’assistance de la réception d’après-match, Irlandais compris, lui réserva une standing ovation. Il était évident qu’on reparlerait de ce jeune-là. Reuben Thorne*, lui, l’avait découvert quelques mois plus tôt, lors d’un match de pré-saison avec Canterbury : « Je ne connaissais rien de lui. Nous étions tous les deux en fond de touche, nous défendions. Le jeu est parti, je l’ai vu me doubler et désosser le porteur de balle. Je me suis dit : ‘‘C’est qui ce gamin ? !’’ Et là, j’ai réalisé qu’il avait quelque chose de spécial ! » Ce jeu bien à lui, McCaw a su, depuis, le cultiver. L’améliorer. Deans reconnaît d’ailleurs chez lui une volonté de progresser que seuls les joueurs à part possèdent : « Comme Carter, ils savent que les autres équipes les ciblent, les étudient et qu’ils ne peuvent se contenter de continuer à faire ce qu’ils font en espérant que ça suffira car ce ne sera jamais le cas. » On a pu constater cet été à quel point il avait su s’adapter à la nouvelle interprétation de la règle autour de la zone plaqueur-plaqué alors qu’on lui prédisait une fin de carrière anticipée, le gratteur étant défavorisé. « Il est le joueur et le leader le plus influent du rugby mondial », s’est même exclamé l’entraîneur des All Blacks Graham Henry.
McCaw affirme, lui, que son équipe a encore beaucoup de progrès à faire d’ici la Coupe du monde. Cette saison, il a expérimenté une préparation physique à la carte qui lui a plutôt réussi. Sauf blessure, il sera donc en forme en 2011. Pour qu’enfin l’évidence se produise ?
 

Didier Codorniou :

Dans la catégorie des joueurs surdoués mais incompris par la fédération, la France n’a pas de rivale. L’exemple de Didier Codorniou en fournit une preuve parmi tant d’autres.
1976 : L’HERITIER
Codorniou a à peine 17 ans (il est né le 13 février 1958 à Gruissan) lorsqu’il débute en équipe première du RC Narbonne. Il arrive en milieu connu puisque son père et ses frères Marc et Claude ont porté les couleurs de Narbonne aux côtés des Spanghero. Il est surtout à bonne école au centre de cette attaque où brille toujours François Sangalli et où Jo Maso finit sa carrière. Petit mais nullement fragile (1,69 mètre pour 68 kilos), « Codor » sait parfaitement défendre. Il s’impose surtout par sa maîtrise du jeu de ligne, son art de la feinte de passe et la fluidité de sa passe.
La filiation avec ses deux brillants aînés est évidente. Pourtant, François Sangalli doute de lui avoir quoi que ce soit : « J’ai quelque fois l’impression de ne pas avoir apporté beaucoup à Didier tellement il est merveilleux sur terrain ». Jo Maso ira jusqu’à dire qu’ « il est le plus fort d’entre nous ».
Codorniou va désormais se consacrer entièrement au rugby, arrêtant ses études après un bac scientifique et en trouvant un emploi dans une banque. « Je n’avais que le rugby en tête, expliquait-il, et cela me prenait tout mon temps. Mais je ne regrette rien (…) Quand on veut être un sportif de haut niveau, il faut faire des efforts, des concessions pour disputer les tournées par exemple. »
1979 : L’ESPOIR
Les tournées avec l’équipe de France, il les découvrit à l’été 1979. Et pas n’importe quelle tournée puisqu’elle l’emmenait en Nouvelle-Zélande ! Il sait néanmoins qu’il doit moins sa sélection à son talent qu’aux circonstances : « pour partir en Nouvelle-Zélande en 1979, il a fallu que Bertranne, Sangalli et Belascain déclarent forfaits. C’est dans ces moments-là qu’on s’aperçoit qu’il faut un peu de chance. »
De la chance, il va en avoir d’autant plus que cette tournée vit la première victoire française en terre néo-zélandaise, une victoire qu’il scellera en marquant le dernier essai des Bleus. « Le match d’Auckland restera dans nos mémoires car nous avons tout fait comme à l’entraînement ».Surtout, d’entrée, Codorniou perçoit les enjeux de la dimension internationale : « en équipe de France, le plaisir est différent qu’en club, expliquait-il. Chacun a son rôle à jouer. On se motive plus sur son adversaire, sur le ballon qu’on va jouer. En club, on a une vision plus globale. »
1981 : LE PETIT PRINCE
Pendant six saisons, Codorniou s’installe au centre de l’équipe de France remportant le Tournoi en 1983 et un Grand Chelem en 1981. On voit en lui le digne héritier des grands attaquants français que furent Dauger, Maso, Trillo ou Boniface. On surnomme alors « le petit prince ». Arnaud Briand a justement écrit qu’il était l’ « incarnation de la beauté du geste et de la pureté du style ».
Les grands anciens voient d’ailleurs en lui l’un des leurs. Maurice Prat estimait ainsi que « c’est un type élégant. On ne le voit pas trop dans le jeu. On s’aperçoit qu’il est là parce qu’il fait jouer les autres et fait briller. » C’est vrai qu’il marqua relativement peu en équipe de France (six essais en une trentaine de sélections) mais que ceux qui le côtoyaient à commencer par Philippe Sella ou Patrice Estève profitèrent souvent de son travail. « Je n’ai jamais aussi bien joué qu’avec Sangalli et Codorniou, reconnaît Roland Bertranne. Ce n’est certainement pas un hasard. »
1986 : LE PARIA
La belle histoire avec le XV de France s’arrête pourtant brutalement en 1986. Rapidement, la rumeur se propagea qu’il avait été écarté sur injonction de la fédération. Codorniou avait juste eu le tort de juger un peu sévèrement le mode de fonctionnement de la fédération. Mais au temps de tonton Ferrasse, ça ne se faisait pas. « Quand on m’a écarté une première fois de la sélection, j’avais vingt-six ans et j’étais en pleine bourre, se rappelle-t-il. J’avais la haine. Mais j’emmerdais tout le monde avec mes conceptions. »
« J’avais la haine. Mais j’emmerdais tout le monde avec mes conceptions »
Ses partisans espérèrent que le temps apaiserait les rancœurs et jusqu’à l’annonce des 26, crurent que Codorniou serait de l’aventure. Mais Ferrasse ne comptait pas en rester là et il fut écarté de la sélection. Codorniou le prit finalement avec philosophie : « quand on a attrapé quelques gifles, on voit les choses différemment. Quand je pense à Nadal ou à Maso, je me dis que je ne peux qu’être content. J’ai eu une bonne carrière. »
1989 : LE CHAMPION
Ecarté de l’équipe de France, Codorniou put alors se consacrer pleinement à son club, le Stade Toulousain qu’il avait rejoint en 1986. En 1989, il remportait son second titre de champion de France, dix ans après celui gagné avec Narbonne. Son palmarès compte également trois Du Manoir, les deux premiers en 1979 et 1984 avec Narbonne et le dernier en 1988 avec Toulouse.
A Toulouse, Codorniou forme avec Denis Charvet et Eric Bonneval un formidable trio offensif. Le jeu à toulousaine, c’est son élément. On doit pouvoir attaquer tous les ballons intéressants, expliquait-il, même lorsqu’on est dans ses propres 22 mètres. En jouant un rugby à quinze, aucune portion du terrain n’est taboue, dangereuse. C’est souvent ces ballons-là qui sont les meilleurs. »



Lucien Mias : le packologue


La meilleure équipe de France toutes époques confondues est sans doute à chercher vers la fin des années 1950. Victorieuse des Boks et du Tournoi, elle avait pour chef Lucien Mias. Le Mazamétain lui imposa un style assez éloigné du french flair, n’en déplaisent aux romantiques.
« J’ai ressenti un grand choc. J’ai d’abord été atterré, humilié, puis j’ai réfléchi. Comment nous avaient-ils pareillement dominés ? Non parce qu’ils étaient des surhommes, mais parce qu’ils étaient organisés. Un bon pack, c’est une contagion. Et cette contagion est d’autant plus forte que le virus est le même pour tous ». L’humiliation subie en 1952 face aux Springboks à Colombes (3 à 25) fut une prise de conscience pour Lucien Mias. Et sa carrière allait s’en trouver bouleversée.
Individualiste
En 1951, Mias a vingt. Il est instituteur à Narbonne. C’est un deuxième ligne costaud (aux alentours de 115 kilos pour 1,87 mètre), reconnu pour sa capacité à prendre les balles en touches et pour ce que pudiquement on nomme ses qualités hormonales. On le dit aussi plutôt individualiste. Peu importe. Les sélectionneurs ne retiennent que ses qualités et le convoquent pour le match contre l’Ecosse. Il y marquera son seul essai en équipe de France et remportera son premier match international.
Il signe surtout un bail de quatre ans avec le XV de France. Quatre années au cours desquelles, il connaît 17 sélections, bat les Blacks et participe à la première victoire des Français dans le Tournoi (une victoire partagée avec l’Angleterre et le Pays de Galles). Quatre années surtout marquées par cette raclée de 1952 contre les Boks.
Au soir du Tournoi 1954, alors qu’il n’a pas encore 24 ans, il décide de mettre sa carrière internationale entre parenthèse. Il a un projet professionnel, devenir médecin, et ne peut mener de front études et rugby de haut niveau. Il n’y reviendra que fin 1957. Entre temps, il méditera sur ce qu’il a vécu avec le XV de France. « Pendant ces années, j’ai appris en observant les anciens capitaines. Ne serait-ce que les fautes à ne pas refaire. » Il change aussi radicalement son approche du rugby.
Stratège
Ce changement se manifeste d’abord dans sa morphologie. Un peu pataud, Mias décide de se prendre en main. Il perd une vingtaine de kilos, pas plus. « J’ai commencé à perdre du poids, se rappelle-t-il. Sept kilos par saison pour arriver à la barre des 95 kilos. Je gardais juste le matelas nécessaire pour amortir les chocs (…) N’étant pas un athlète, quelles qualités
Désormais affuté, Mias pensait pouvoir donner la pleine mesure à son poste de deuxième ligne tel qu’il le concevait. « En 1950, on demandait au cinq de devant de gagner le ballon en touche et en mêlée. On leur interdisait presque de jouer au ballon ! C’était les « bourriques », les « bœufs », etc. (…) Mon tempérament m’a poussé à dire que le poste de deuxième ligne devait être plus offensif d’où la proposition de la touche en mouvement et du demi-tour contact pour assurer la continuité du jeu debout. »
Jouer debout : voilà ce que Mias aura retenu de la leçon de rugby infligée par les Boks. Car cela signifie avoir un soutien permanent, une grande discipline, autrement dit un collectif bien huilé. Pendant ces années loin de l’équipe de France, il va expérimenter sa méthode avec son club de Mazamet, aidé en cela par Honoré Laffont.
Le boss
Décembre 1957 : Mias fait son retour en équipe de France à l’occasion d’un match contre la Roumanie (37-0). Même si le capitaine est encore Michel Celaya, il en prenait immédiatement le commandement. « Je me réalisais dans le groupe. J’aimais organiser et j’étais content  quand j’avais toute l’équipe derrière moi. Je n’ai fait qu’apporter la thérapeutique de l’amitié dans cette équipe. C’était un moulin qui tournait grâce à l’eau que chacun apportait. »
Mias en apportera un peu plus que les autres. Il vient d’abord avec ses idées qu’il inculque aux avants français, laissant au Lourdais Roger Martine la charge de diriger le jeu des arrières. Il s’impose surtout comme le véritable patron de la sélection. A une certaine Madame Annette qui régnait sur l’administration de la FFR dans les années 1950 et qui voulait avoir son mot à dire sur l’équipe de France, il déclara : « Occupez-vous de vos secrétaires. L’équipe de France, je m’en occupe ».
Il demande aussi aux sélectionneurs de ne plus convoquer Amédée Domenech. Mias ne nie pas les qualités athlétiques et techniques du « Duc » mais il le trouve trop individualiste. Il ne demande d’ailleurs à personne d’expliquer à Domenech les raisons de son éviction : « Amédée, tu es le meilleur de nous tous, mais nous sommes meilleurs sans toi ». Plus personne en équipe de France, ne contestera désormais son leadership. Pour Michel Crauste, Mias, « c’était le capitaine des capitaines. »
Force collective
Mias prend effectivement en main l’équipe de France à l’occasion de la tournée de 1958 en Afrique du Sud. Après la blessure de Michel Celaya dès le premier match sur le sol sud-africain, il hérite tout naturellement du capitanat. S’il n’était pas le meilleur des joueurs, c’était un leader par l’exemple et un homme charismatique. Il le fut tout particulièrement lors de cette tournée.
Il livre certainement le meilleur match de sa carrière à l’occasion du second test remporté 9 à 5 (Boks et Français s’étaient séparés sur un nul de 3 partout lors du premier test). « Il fut si grand que cette fois-là, je m’arrêtais de jouer pour l’admirer » se rappelle son talonneur Roger Vigier. La veille au soir, il était pourtant en train de soigner ses sinus en sifflant la moitié d’une bouteille de rhum…
L’année suivante, il mena le XV de France à la victoire dans le Tournoi des 5 nations, la première qu’il ne dut pas partager avec les Britanniques. Jean Prat, avec lequel Mias échangea quelques politesses lors de la finale du championnat 1958, dut se résoudre à lui rendre hommage : « Le principal mérite des avants tricolores aura été de prouver qu’ils étaient assez forts pour se permettre de gagner le Tournoi sans avoir recours ou presque à leurs camarades de derrière la mêlée. J’avoue qu’à mes yeux cette méthode ne représente pas l’idéal. Mais les résultats ont confirmé son efficacité. »
Lucien Mias décida de mettre un terme définitif à sa carrière en bleu après ce Tournoi. Il laissait le souvenir de « la personnalité la plus forte jamais produite par le rugby français » comme l’écrivit Henri Garcia. Le journaliste ajoutait : « il a réussi ce qu’on pensait impossible : faire de l’équipe de France une force collective exemplaire ».






Moss Keane : doux, dur et dingue
Moss Keane est mort le 5 octobre dernier.
L’anecdote est racontée par Brian Moore dans son article du 11 octobre dernier paru dans The telegraph. Elle a lieu à Lansdowne Road, le club de Moss Keane, en 1985, un an après que celui-ci ait mis un terme à sa carrière internationale. Alors qu’il attendait le début du match, son entraîneur pénétra dans le vestiaire et lui ordonna de sortir pour aller s’échauffer. Mais comme Keane n’en ressentait pas le besoin, il lui répondit qu’il avait « suffisamment chaud. J’ai mis le chauffage dans la voiture pour venir. »
C’est par ce type d’anecdote que Keane s’était rendu populaire en Irlande. Son biographe  le décrit comme le plus gentil et le plus doux des hommes, précisant qu’il n’était pas dans sa nature de refuser quoi que ce soit, à personne. Il lui fut pourtant difficile de lui arracher des informations car il détestait parler de ses heures de gloire, de peur de passer pour quelqu’un qui avait la grosse tête.
Ses souvenirs, Moss Keane aimait juste les partager avec ceux avec lesquels ils les avaient vécues et qu’il fréquentait encore régulièrement. Les témoignages le présentent aussi comme un homme d’une grande intelligence, capable de cerner instinctivement l’humeur de ses partenaires et de ses adversaires.
Mais si les Irlandais aimait cet homme, c’est aussi parce qu’il aimait plus que tout les 3ème mi-temps, un tempérament qui lui était venu avec le rugby. Avant le rugby, Keane était plutôt timide et ce n’est que lorsqu’il découvrit au rugby à l’université qu’il aima à boire et festoyer les soirs de match.
Auparavant, en bon irlandais, Keane pratiqua le football gaélique. Les règles de ce jeu lui interdisaient alors de pratiquer une discipline étrangère, à commencer par le rugby, le sport des Anglais. C’est un ami qui l’invita à participer à un match inter-université en 1970. Il s’inscrivit sous le pseudonyme de Moss Fenton. Ce n’est que l’année suivante, lorsque l’interdiction fut levée, qu’il put s’adonner au rugby plus régulièrement.
AscensionTrès vite, il comprend qu’il a un potentiel pour ce sport. « Vous n’avez pas besoin d’être un génie pour jouer deuxième ligne » expliquait-il. Keane connaît une ascension remarquable. Pour sa deuxième saison complète (1972-1973), il joue régulièrement avec la sélection du Munster et participe activement au nul obtenu face aux All Blacks (trois partout). En 1974, il débute avec le quinze d’Irlande à Paris contre la France lors du Tournoi, Tournoi qu’il remporte, une première pour l’Irlande depuis 25 ans.
Si son apport au jeu fut assez limité (Keane était un deuxième ligne rugueux et généreux comme on en rencontre beaucoup), il contribua à changer la perception du rugby auprès des Irlandais. Jusqu’alors, le rugby était exclusivement perçu comme le sport de classes moyennes, les plus proches de l’occupant anglais. En tant que fils de paysan, il attire la sympathie du cœur de la nation celte. Tony Ward, son partenaire en sélection et au Munster, estime d’ailleurs que « Keane a presque à lui seul amener un nouveau public au rugby ».
Les bons résultats de l’Irlande dans les années 1970 et au début des années 1980 y contribuèrent aussi. La suite de sa carrière va être marquée par une sélection avec les Lions contre les Blacks en 1977, un succès historique avec le Munster contre ces mêmes Blacks en 1978, une triple couronne et une nouvelle victoire dans le Tournoi des cinq nations en 1982.
Mais les succès ne changeait pas sa nature joyeuse, pas plus qu’ils n’altéraient son goût pour les troisièmes mi-temps. Barry Coughlan, journaliste à l’Irish Examiner, se rappelait que lors de ce tournoi 1982, à la veille d’un match décisif contre l’Ecosse, il avait retrouvé Keane et les avants irlandais dans un pub. Ils étaient « en train de boire quelques pintes dans un pub. Moss menait les débats, donnant le rythme des commandes. Je lui ai demandé comment il faisait pour boire ces bières et être prêt pour un tel match le lendemain. Il me répondit par une question : « Qu’est-ce que tu crois que les Ecossais sont en train de faire ? Ils sont dans un pub du coin. »



Keith Murdoch : l’homme qui choisit le bush
A l’occasion de la publication de son livre, le journaliste sportif néo-zélandais Norman Harris raconte comment il fut agressé par le pilier néo-zélandais Keith Murdoch. Le New Zealand Herald en profite pour revenir sur l’une des histoires les plus sombres des All Blacks.

Le contexte
Dans son livre, Norman Harris présente les All Blacks de 1972 en partance pour une tournée européenne comme un groupe clanique avec des chapeaux mexicains et leurs moustaches à la Zapatta. Entre eux, ils aimaient à s’appeler la Mafia. Pour renforcer cette image, ils s’encourageaient à être aussi agressifs et grossiers que possible. Ce comportement que Norman qualifie d’enfantin décontenança leurs hôtes.
Au départ de cette tournée, Norman Harris avait pourtant écrit un article sur Ian Kirkpatrick, le capitaine de cette équipe, en le présentant comme le digne représentant de la tradition All Blacks : sérieux, vêtu du costume habituel des Blacks, il ne paraissait pas impressionné par la tâche qui l’attendait malgré son jeune âge (26 ans).
Mais l’apparence était trompeuse car ni lui, ni le manager Ernie Todd ne semblaient suffisamment forts pour imposer leur autorité sur cette « mafia ». Rapidement, les journalistes rapportèrent que les hôtels se félicitaient quand ces All Blacks les quittaient ou que des « f*** off » accompagnaient chaque demande des chasseurs d’autographes.
L’altercation entre Norman Harris et Keith Murdoch
L’incident avec Norman Harris se produisit dans un hôtel au sud d’Edimbourg après le match contre les Scottish District. Le journaliste prenait un verre avec des confrères. Ils échangeaient leurs anecdotes sur cette sélection all black et la discussion s’engagea sur le cas de Keith Murdoch, le pilier de cette équipe dont la sélection avait été sujet à controverse en raison de son caractère instable.
C’est en allant récupérer la clé de sa chambre à la réception que Harris rencontra Murdoch. Sans raison apparente, il saisit le reporter par les cheveux et l’emmena violemment au sol, avant de s’éloigner.
L’affaire
Keith Murdoch se signala de plus belle façon quelques jours plus tard en signant un essai décisif lors de la victoire des All blacks face aux Gallois (19 à 16). Auteur d’une belle prestation et alors qu’il ne comptait que trois sélections, il semblait avoir signé un long bail avec les Blacks.
Tout bascula pour lui la nuit suivante lorsqu’ivre, il se rendit dans la cuisine de l’hôtel, l’Angel Hotel, où résidaient les All Blacks pour s’y faire un sandwich. Surpris par Peter Grant, un agent de sécurité, Murdoch s’emporta et le frappa violemment. Dès que l’affaire fut rendue public, la délégation néo-zélandaise décida de l’exclure du groupe et le renvoya au pays.
Récemment, Kirkpatrick reconnut qu’il aurait du soutenir plus fermement son partenaire. Il estimait que si l’équipe avait constitué un front plus soudé autour de Murdoch, la décision aurait pu être annulée et la vie de Murdoch aurait pris un cours bien différent.
Plutôt que d’affronter la disgrâce qui l’attendait en Nouvelle-Zélande, Murdoch descendit de son avion en Australie et décida de s’installer dans l’anonymat de l’arrière-pays. Le silence dont il s’est entouré depuis cette date n’a fait qu’accroître le mystère et fait de lui une figure énigmatique.
Epilogue
Il y a quelques années, Terry McLean, le mentor de Norman Harris, s’était rendu en Australie pour y rencontrer Keith Murdoch et tenter sa chance pour faire la lumière sur cette affaire. Alors qu’il descendait du bus, il tomba nez à nez avec sa proie. Murdoch l’invita à remonter immédiatement dans le bus. Le regard menaçant de Murdoch incita McLean à s’exécuter.





 
« Cheeky » Watson : homme blanc, cœur noir
Rapide, percutant et efficace, Daniel « Cheeky » Watson aurait pu être ailier chez les Springboks à la fin des années 1970. Mais il avait des convictions et croyait que tous les hommes, noirs comme blancs, étaient égaux. Cela faisait désordre dans l’Afrique du Sud de l’Apartheid. Il a donc renoncé à sa carrière et fit entrer la politique sur les terrains de rugby.
L’histoire des Watson s’écrit au conditionnel. Luke Watson aurait du  être champion du monde avec les Springboks en 2007. Capitaine des moins de 19 ans, puis des moins de 21 ans, il avait été élu meilleur joueur du Super 14 en 2006. Au printemps 2007, les deux tiers des internautes de sarugby.com estimaient par sondage qu’il devait  faire partie de la sélection pour la coupe du monde.
Mais Jake White refusa de la prendre jugeant son gabarit (1,84 mètre pour 97 kilos) trop léger pour sa troisième ligne. Pour beaucoup, cette décision n’avait rien de sportif. C’était avant tout un choix politique : on faisait payer à Luke les engagements de son père, « Cheeky », aux côtés des noirs en plein Apartheid.
« Convictus »
Une trentaine d’années plus tôt, Daniel « Cheeky » Watson était un jeune ailier prometteur. On lui reconnaissait volontiers des qualités de  vitesse, de percussion et surtout d’efficacité. En 1976, il se faisait remarquer par les sélectionneurs springboks lors d’un match entre la sélection de l’Eastern Province et les All Blacks. Pressenti pour incorporer la sélection sud-africaine, le jeune homme préféra décliner l’invitation, par conviction.
« Cheeky » Watson était en effet issu d’une famille très croyante du Somerset East dans la province du Cap. Agriculteur et prédicateur laïc, son père Daniel John Watson lui inculqua comme à ses frères que tous les hommes étaient égaux. « La chose qui nous fut le plus profondément inculquée était l’amour du seigneur et de ton prochain, confirme Cheeky Watson. Nous avons appris qu’on ne pouvait rien faire l’un sans l’autre. Alors on nous a appris à ne pas faire attention à la couleur de la peau. »

Plutôt que de revêtir le maillot des Springboks, la « vitrine du gouvernement raciste sud-africain », Cheeky Watson entra donc en rébellion. « J’avais 21 ans. Je n’avais ni femme, ni enfants. A cet âge-là, on ne réfléchit pas trop. »

Au cœur des townships
Toujours en 1976, au plus fort de la répression contre les noirs, il fait la connaissance de Mona Badela, journaliste noir et président de l’Union Rugby Kwazakhele, qui l’invite à mettre ses convictions chrétiennes en pratique en encadrant une équipe noire des Townships. Il rejoint donc le Rose RFC dans le quartier noir de New Brighton à Port Elizabeth. Il y a pour coéquipier Zola Yeye, futur manager des Springboks en 2007. L’opposition de la communauté blanche se fait rapidement sentir.
Le 10 octobre, avec son frère Valence, ils sont les seuls blancs d’une équipe noire qui affronte le South Eastern District sur un terrain du centre-ville, là même où les blancs avaient l’habitude de promener leurs chiens. Les tentatives de dissuasion des autorités locales n’empêchèrent pas la tenue de ce match mais le contexte fut particulièrement tendu. Cheeky et Valence Watson durent rejoindre le terrain caché à l’arrière d’un taxi. Certaines sources avancent même qu’il y avait des véhicules blindés autour du stade.

MenacesEn 1978, la famille Watson franchit un cran dans leur opposition au régime de l’Apartheid en rejoignant l’ANC et le parti communiste sud-africain. Les menaces redoublent. Les Watson sont frappés d’ostracisme. Leurs amis ne viennent plus les voir soit parce qu’ils sont eux aussi menacés, soit parce qu’ils ne partagent pas leurs convictions.

« Nous avons été arrêtés, interrogés et détenus plusieurs fois, confirme Cheeky Watson. Mes enfants ont été menacés, j’ai été menacé, ma femme Tracey a été menacée. Les pneus de notre voiture ont été crevés. » En 1986, leur maison est brûlée.
Mais Cheeky Watson n’a jamais dérogé à ses convictions, même lorsque Mandela fut libéré et que l’Apartheid fut aboli. Il fut un temps président de l’Eastern Union et milita ardemment pour le respect des quotas au sein des équipes de rugby.
En dépit de tout ce qu’il dut endurer à partir de 1976, il ne regretta jamais sa décision. « Un jour, j’ai dû choisir entre être un Springboks et respecter la morale que je croyais bonne. Je n’ai pas hésité.

 J’ai dit non et c’est la plus belle chose que j’ai fait dans ma vie ».
Barry John : Mozart en crampons
De David Watkins à Stephen Jones, en passant par Phil Bennet ou Jonathan Davies, les Gallois ont toujours pu compter sur des grands ouvreurs. Mais le meilleur d’entre eux fut incontestablement Barry John.
A l’été 1971, en Nouvelle-Zélande, on racontait volontiers une anecdote concernant les groupes d’évangélisateurs qui parcouraient le pays avec une pancarte demandant ce que les gens feraient si Dieu revenait sur terre. Les passants leur répondaient, ironiques : « les Lions l’ont déjà et il joue demi d’ouverture ».
Barry John, au sommet de son art, était passé par là  et avait marqué les esprits dans les deux hémisphères. Il était considéré comme une star, la première que le rugby ait générée, l’égal en son temps d’un George Best pour le football.
Faire taire les sceptiques
En 1966, lorsqu’il enfila son premier maillot gallois floqué du numéro 10, il y eut pourtant plus d’un sceptique parmi les supporters du Poireau. Il faut dire aussi qu’ils venaient de perdre David Watkins, autre ouvreur d’exception, qui venait de succomber aux sirènes du XIII.
Ces doutes d’effacèrent rapidement et Barry John ne tarda pas à s’imposer comme le maître à jouer d’une des plus belles équipes galloises aux côtés des Gareth Edwards, JPR Williams, Mervyn Davies… A partir de 1969, il se bâtit un palmarès international en commençant par y inscrire une Triple Couronne. Deux ans plus tard, il participait activement au Grand Chelem gallois en inscrivant 35 points, un record.
Il ne lui restait plus qu’à répondre au défi des Lions en partance pour la Nouvelle-Zélande, trois ans après son rendez-vous manqué en Afrique du Sud. Dès le premier test, il s’y était cassé la clavicule et avait regagné le pays dans la foulée. Les observateurs, qui attendaient beaucoup de l’opposition des deux charnières, Edwards-John d’un côté, Jan Ellis-Piet Greyling de l’autre, restaient sur leur faim.
Le supplice de McCormick
Ils seraient rassasiés plus qu’il ne faut avec ce cru des Lions 1971. John embarquait pour la Nouvelle-Zélande au milieu d’une sélection à forte coloration galloise. Comme à Cardiff et en sélection, il ferait la paire à la charnière avec Gareth Edwards, dans une équipe emmenée par John Dawes, le capitaine, et sous les ordres de Caerwyn James, l’entraîneur originaire, comme lui, de Cefneithin près de Llanelly.
Le récital de Barry John débuta dès le premier test contre les All Blacks. A la demande de Caerwyn James, il mit McCormick, l’arrière néo-zélandais, au supplice par ses coups de pied chirurgicaux. McCormick savait pourtant que le jeu au pied était un des atouts de l’ouvreur gallois. Avec sa frappe du coup de pied, une technique originale pour l’époque, il plaçait le ballon où il voulait et lui donnait des effets diaboliques. Les Lions remportèrent cette première manche et McCormick sortait de la sélection néo-zélandaise, définitivement.
Tout au long des trois autres tests, il allait démontrer qu’il pouvait tout faire sur un terrain, si ce n’est défendre. Guère motivé pour les contacts, il laissait souvent le soin de plaquer à ses partenaires. Tout juste s’abaissait-il à défendre sur son vis-à-vis pendant le premier quart d’heure, histoire de montrer sa présence. Ensuite, on ne le voyait pratiquement plus au placage.
Son talent d’attaquant faisait tout oublier. Les mauvaises langues disaient qu’il était un brillant soliste et qu’il faisait moins bien jouer les autres que lui-même. Les autres admiraient son incroyable faculté à improviser pour percer les défenses. Mike Gibson, l’ouvreur irlandais qui l’accompagna avec les Lions de 1971 mais qui dut reculer au centre pour lui laisser les clés du jeu, est certainement le mieux placé pour décrypter son jeu : « Barry montrait, ou plutôt feignait de montrer  une extrême décontraction sur le terrain. Au point que votre regard se fixait peu à peu sur ce type nonchalant qui semblait décomposer ses gestes comme s’il avait tout son temps, comme s’il était en vacances. Quand il sentait que votre regard était vraiment retenu, il jaillissait et vous passait en un éclair. »
Plus d’un défenseur néo-zélandais tomba dans la feinte. « Je voyais toujours les choses plus tôt, confessait Barry John. Cela me permettait de prendre l’espace laissé libre par mon adversaire avant même qu’il ne le sache. »
« Ce ne sont que les All Blacks »
On sent dans ces paroles une confiance et une assurance qui confine à l’arrogance. D’ailleurs John n’était pas un joueur très assidu aux entraînements. Aux séances physiques, il préférait une bonne partie de football avec Gareth Edwards. Mais c’est aussi cette confiance qui lui permettait de tenter des gestes auxquels les autres n’auraient même pas pensé, sans se soucier d’un éventuel échec : « j’ai fait pas mal d’erreurs. Mais elles ne m’ont jamais tourmenté car je pensais toujours à l’action suivante. »
Cette confiance et cette assurance rejaillissaient sur ses coéquipiers. Mervyn Davies : « nous étions dans les vestiaires à nous frapper la tête contre les murs alors que Barry était dans un tel état de relaxation qu’on aurait dit qu’il allait sortir pour une ballade. Il prenait tout cela avec tellement de recul qu’il nous disait : « ne vous inquiétez pas les gars, ce n’est qu’un jeu. Donnez-moi simplement de bons ballons et nous gagnerons. Ce ne sont que les All Blacks. Combien de points voulez-vous que je marque aujourd’hui ? »
Des points, il en inscrivit beaucoup au cours de cette tournée, 191 pour être exact dont 30 sur les 48 que les Lions passèrent aux Blacks en quatre tests. Il fut particulièrement décisif lors du troisième test en marquant deux essais, deux transformations et un drop. Les Lions remportaient la série, une première pour eux en terre néo-zélandaise et John y gagnait un surnom, The King. « Il fut l’homme de la tournée, conclut Mike Gibson. Son contrôle sur le jeu et son calme ont influencé tous les joueurs. »
« Un jeu fait pour marquer des essais »
Pourtant, un an plus tard, à seulement 27 ans et à la surprise générale, il annonçait la fin de sa carrière internationale. Il expliqua sa décision par sa volonté de mettre fin à l’attention exagérée que lui portaient les médias depuis son retour de Nouvelle-Zélande. On dit aussi qu’il aurait été surpris par les réactions du public comme lorsqu’il se rendit à l’inauguration d’une banque et qu’une jeune femme, prenant son surnom de The King au premier degré, lui fit une révérence.


Certains tentèrent de le faire revenir sur sa décision à commencer par le rédacteur en chef du « Daily Mirror ». Il faut dire qu’il avait acheté les droits sur la biographique de Barry John et qu’il estimait qu’il avait bien encore deux bonnes années de rugby. Deux années qui auraient certainement augmenté la pagination de sa biographique autant que le bénéfices de l’éditeur.

C’est donc contre la France qu’il se produisit pour la dernière fois avec les Diables rouges au printemps 1972. Une dernière fois, il se montra décisif en inscrivant un essai dans les arrêts de jeu. Mais il refusa de taper la transformation. « Je n’ai pas voulu prendre la transformation parce que le rugby est pour moi un jeu fait pour marquer des essais. J’ai juste donné la balle à Gareth Edwards, je me suis éloigné, j’ai embrassé mes chaussures et je suis rentré chez moi. »


Un seigneur, assurément.